En attendant la révolution
La marche vers la manifestation du 25/1
Je suis en retard. De cinq minutes, comme toujours ! Quand j’arrive au rendez-vous, tout le monde est déjà là. L’ambiance est un peu lourde. Marion et Pauline, les amies journalistes, sont moins rigolardes que la veille. Nizar, notre pote égypto-libyen, affiche une mine grave. Il est inquiet. C’est la première fois de sa vie qu’il va participer à une manifestation, et elle ne s’annonce pas facile. Moi je suis comme déprimée par avance : les braves manifestants pro-démocratie vont se faire taper dessus par les flics anti-émeutes, selon le scénario habituel depuis 2004. Sans que ça en vaille vraiment la peine, même s’il y a un peu plus de monde cette fois-ci.
Depuis deux semaines, les politologues égyptiens, les journalistes et surtout les habitants nous répètent qu’une révolution en Egypte, c’est impossible. Certes la frustration économique, politique, la colère face à la police et à la corruption sont là, depuis longtemps. Mais « la classe moyenne éduquée, capable de prendre la tête d’une révolution comme en Tunisie, n’est pas assez nombreuse ». En gros, les Egyptiens sont trop pauvres pour se révolter, pour penser à réclamer des droits de citoyens. L’analyse a l’air solide, et j’ai fini par m’en convaincre moi-même.
Pauline, la photographe, suit depuis plusieurs semaines des jeunes activistes qui préparent les manifestations du 25 janvier, la « fête de la police », rebaptisée « journée de la colère » contre les violences policières, la corruption, le chômage, la pauvreté. On doit rejoindre quelques filles du groupe ce matin-là. On a rendez-vous avec elles à 11h au métro Giza. Quand on arrive, il n’y a personne. On attend. Puis les filles — Solefa la discrète, Hind la truculente… — arrivent au compte-goutte, vers 11h40. « Même pour aller faire la révolution, vous êtes en retard ! », on se marre.
Puis les militantes nous embarquent avec elles, on monte dans un microbus. « Alors on va où ? ». « On ne peut pas vous dire pour l’instant. Vous verrez. » Les lieux de rendez-vous pour le départ des manifs sont top secrets. Mais en arrivant à notre destination, Bulaq al-Dakrour, un quartier pauvre, les flics sont déjà là. Deux camions de flics anti-émeutes, postés face à la rue principale. Pas de quoi déstabiliser nos militantes. « On a faim. On va manger un kochari ? »,nous disent-elles, comme si on était à la pause déjeuner de la fac. Ok ! On se retrouve dans un boui-boui de Bulaq, à manger du kochari et à attendre la révolution qui ne vient pas. Du coup on discute. La plus vieille du groupe doit avoir 25 ans. « Oui je pense que beaucoup de monde va descendre dans la rue aujourd’hui, même si ce n’est pas la révolution. Les gens ont peur, c’est vrai, mais en même temps ils n’en peuvent plus de ce régime, ils en ont marre de leurs salaires de misère, de devoir donner un bakchich à chaque fois qu’ils ont besoin d’un papier administratif, de courber l’échine quand un policier les humilie ou de devoir se saigner aux quatre veines pour payer les cours particuliers de leurs enfants… Et ils ne veulent pas que leurs enfants vivent comme eux, justement ! », nous dit Solefa. J’admire son courage, sa foi dans le changement. Mais je me dis qu’elle est optimiste, voire naïve.
Une heure plus tard, on sort du resto à kochari. Entre 200 et 300 activistes sont en train de se rassembler. Lorsque l’un d’eux donne le signal, ils sortent leurs pancartes, leurs banderoles, et commencent à défiler dans la rue, en scandant des slogans contre le régime de Moubarak, sous le regard médusé des habitants. Ils avancent vite, distribuent des tracts. Le cortège grossit peu à peu. Ils passent devant les deux camions de flics anti-émeutes, et les policiers ne bronchent pas. C’est déjà étonnant de voir une manifestation « en marche », alors que les rassemblements sont presque toujours statiques en Egypte, entourés par un cordon de policiers qui empêchent les manifestants de bouger.
Le cortège s’engage sur un pont, qui enjambe la voie ferrée séparant le quartier pauvre de Bulaq du quartier chic de Mohandessin. Au moment où l’on arrive au sommet du pont, on aperçoit soudain toute la rue de la Ligue arabe, l’avenue principale de Mohandessin. Elle est noire de monde. Au moins 2.000 personnes attendent l’arrivée de la marche de Bulaq pour s’élancer vers la place Tahrir. On est stupéfaits. Les militants viennent voir Pauline, ils sont surexcités. « On a réussi ! Tu as vu, tu as vu, on a réussi ! » A ce moment précis, j’ai fini par comprendre qu’il se passait quelque chose.
Pictures: Paulines Beugnies