Mafrouza

Interview avec Emmanuelle Demoris

Léopard d’or au Festival de Locarno 2010, Mafrouza est un long métrage documentaire en 5 épisodes. La réalisatrice française Emmanuelle Demoris a filmé pendant deux ans la vie du quartier de Mafrouza à Alexandrie, ce documentaire unique de 12 heures est le résultat de cette immersion. Dans une interview pour Mashallah News, Emmanuelle Demoris raconte sa démarche, son envie mais aussi sa façon de filmer et d’établir une relation entre acteur, réalisateur et spectateur.

Pour vous, qui y a t-il derrière la volonté de travailler sur un temps long et autour de la parole des habitants du quartier de Mafrouza à Alexandrie?

Tout d’abord, je ne me suis pas dit : « Je vais travailler sur la parole ». Ìl n’y a pas eu d’idées théoriques ou thématiques dans ce travail, la matière n’a pas été travaillée comme ça. Pour moi, la parole ne se distingue pas de ce qui se passe avec les corps. Certes, j’ai rencontré une certaine capacité de verbalisation dans ce quartier. Je me méfie beaucoup de la formule « leur laisser dire ce qu’ils ont à dire ». Il ne s’agit pas de « laisser » les gens dire ce qu’ils ont à dire, les pauvres petits. C’est d’emblée un peu méprisant et la formulation n’est pas juste.

Mais je pourrais répondre en racontant comment ce film s’est fait. Dans ma recherche sur les rapports entre les vivants et les morts, on recueillait beaucoup de paroles. Puisque les morts ne parlent pas vraiment, on interrogeait les vivants et leurs imaginaires. Ce qui m’a beaucoup impressionné chez les habitants de Mafrouza (ou « q’aberi » — l’autre nom que portait ce quartier), c’est peut-être une phrase d’un des personnages centraux du film, Adel. A la question : « S’il n’y avait ni enfer, ni paradis, qu’est ce que ça changerait pour vous ? »

« S’il n’y avait ni enfer, ni paradis, qu’est ce que ça changerait pour vous ? »

Il a répondu en inventant sa propre problématique : « Pour moi rien, je ne peux raisonner qu’avec ma propre expérience et ma propre logique humaine ». Il a découvert cette chose en cours de réflexion, et moi, en voyant cela, j’assistais d’une part à une profession de foi humaniste bouleversante et, d’autre part, j’étais face à quelqu’un qui pensait en même temps qu’il parlait, face à quelqu’un contemporain de sa pensée, ce qui est rare. A ce niveau là il se passait quelque chose d’assez singulier et d’essentiel au niveau de la parole. Essentiel parce qu’il témoignait d’une habitude de parole qu’ont ces gens : une capacité de verbalisation très importante que l’on pouvait filmer.

Nanni Moretti parle dans un de ses films (Palombella Rossa), d’un désir de « parole juste ».

Il me semble que c’est quelqu’un de bavard, souvent dans la déclaration, dans la maitrise de la parole. Ce qui est « travaillé » dans Mafrouza n’est pas de cet ordre là. Je préfère penser aux films d’Edouardo Coutinho qui parvient à mettre en scène la parole des gens de manière fabuleuse. En voyant les premiers rushs du film, je ne voyais pas de différence entre ce que j’avais filmé et la sensation que j’avais eu pendant ce tournage. Je ne pensais pas qu’il soit possible de filmer des gens d’aussi près sans tomber dans le voyeurisme, dans le rapport de face à face, de confidence. Je ne voulais pas de connivence entre personnage, réalisateur et spectateur. S’il y a une justesse dans Mafrouza, elle vient probablement du fait que l’on n’est pas dans la familiarité du bon copain, il y a toujours la distance du « nous sommes en train de faire un film », on peut approcher de très près l’intime sans être pris en otage par l’émotion de ce qui se dit.

Et ce « dispositif filmique » est arrivé en cours de route ? Aviez-vous pensé à cette façon de filmer avant de voir les rushs ?

Il n’y a pas vraiment de dispositif, il y a une caméra, moi et un traducteur. Ce qui est important c’est que l’on change de registres dans les séquences du film tout en laissant la possibilité permanente de prendre à partie la caméra ou la traductrice. On ne fait pas comme s’il y avait un quatrième mur qui nierait l’existence de la caméra. C’est peut-être cela qui relève du dispositif : moi et cette caméra sur l’épaule, moi et les rapports différents que je pouvais avoir avec les différentes personnes du quartier — ceux qui me prennent à partie, ceux qui me prennent pour un médiateur.

Jamais je n’ai voulu avoir un discours de savoir. J’ai surtout essayé de dés-assigner des identités, pas de leur en trouver.

Par exemple, dans le premier film, Adel et Samia se disent des choses à travers ce tiers qu’est la caméra. La parole circule entre eux, et la caméra devient un tiers par lequel on peut se dire des choses. Il y en a d’autres où il s’agit de témoignages, de dialogues, ou parfois de rapports de séduction. Cela bouge tout le temps, évolue au fil des épisodes et des séquences du film.

Il y a aussi quelque chose de bien particulier dans la façon dont vous traitez les lieux que vous filmez, ce dédale de rues assez étroites.

Pour moi il y avait une chose importante qui est sans doute une des raisons pour lesquelles je n’ai pas trouvé de production : je ne souhaitais pas qu’il y ait de plan large avant au moins une heure et demie de film. La vue d’ensemble d’un bidonville, c’est au final toujours un peu la même chose à Alexandrie ou à Calcutta, ça catégorise les gens comme étant des habitants de bidonvilles. En attendant une heure et demie, on sait qu’ils sont autre chose et qu’ils ne seront pas étiquetés comme tels. C’était une chose très importante pour moi.

En même temps, il fallait des plans larges pour situer le quartier notamment par rapport au port. Après, il y a un cheminement dans le labyrinthe de Mafrouza, composé de des cercles concentriques, comme une manière de dire l’approche des choses et des gens. Il fallait aussi trouver des temps où il y avait des regards seuls, des moments où les images pouvaient résonner, puisque le regard que j’avais n’était pas sans cesse impliqué dans une situation avec des personnes. Il fallait aussi montrer ces moments d’intériorité.

 

Mafrouza relève aussi du film ethnographique, d’un film d’une richesse anthropologique incroyable, avez-vous travaillé dans ce sens ?

Pas du tout. J’ai pu discuter avec des sociologues, des anthropologues. Mais loin de moi l’idée de donner une vision généralisatrice du discours scientifique. Ce film ne parle que de quelques personnes, il est un « témoignage documentaire » si l’on veut. Il dit quelque chose sur un quartier, pas sur l’Egypte. On avait fait un colloque au CEDEJ du Caire sur le thème « cinéma documentaire et anthropologie-sociologie ». Mais je ne pense pas qu’on avait beaucoup de choses à se dire au niveau de la visée des travaux. Je souhaite juste faire gamberger les gens, leur donner du plaisir.

Jamais je n’ai voulu avoir un discours de savoir. J’ai surtout essayé de dés-assigner des identités, pas de leur en trouver. Ce qui m’a conduit à me poser la question de quelle identité j’étais en train de m’assigner, moi. Le film en ce sens était autant un travail pour eux que pour moi. Je prends toujours pour exemple le fait que Adel et Samia vont à la plage dans le troisième épisode. Mais ils n’y vont jamais d’habitude ! Simplement ils pensaient que mon objet était de faire un film sur l’amour. Après le deuxième épisode, ils ont su qu’ils allaient avoir un autre enfant. Ils construisaient eux-mêmes quelque chose sur l’amour et sur ce qu’ils voulaient en montrer. On était dans le registre de la fiction.

Et cette façon de faire des films, est-ce que cela vous poursuit ? Voulez-vous continuer de travailler de cette manière ?

Je n’en ai aucune idée, mais franchement, je ne pense pas. J’y ai passé dix ans, ça me suffit et puis je ne veux pas en faire une recette. J’ai entrepris ce voyage sur les vivants et les morts parce que je ne voyais pas quelle place pourrait avoir mon désir de faire des films en France. Du côté de la fiction, je dois avouer que les films français d’il y a 10 ans (les récents je ne les ai pas vus) me décevaient assez. Et alors là, si l’on parle de parole, c’est gratiné ! Dès qu’ils ouvrent la bouche on se dit : « Ah ! C’est un film français… ». C’est assez terrible. Je trouve qu’il y a un peu une impasse de ce côté-là même s’il existe des filmographies plus intéressantes ailleurs, je pense notamment au Portugal. Je ne vois pas comment je pourrais faire aujourd’hui un film de fiction. Je ne vois pas par quel bout le prendre. L’idée de travailler au théâtre m’intéresse plus, mais je n’ai pas trouvé d’argent pour le faire.

Quels sont les problèmes en France pour sortir des documentaires comme Mafrouza ?

Il faut aujourd’hui en France tout prévoir en avance, écrire le film avant, il n’y a presque plus de place pour l’imaginaire, pour inventer quelque chose. Il faut un sujet et que les images illustrent ce thème dans un univers de certitudes terribles sur le monde. C’est pour cela que la production documentaire avec Arte baisse d’année en année. Mais il y a de plus en plus d’auto-production. Pour Mafrouza, j’ai bénéficié d’une bourse de la Villa Médicis pour mener une enquête sur les vivants et les morts et pendant neuf mois nous sommes partis sur les routes. C’était peut-être seulement une idée de recherche. On a essayé d’inventer quelque chose en route. L’envie de rencontre était forte. Un an après, j’ai laissé tomber cette histoire de vivants et de morts pour retourner à Mafrouza. Là apparaissait la véritable question de la dés-assignation des identités, peut-être ce que je voulais filmer depuis le début : l’humanisme viscéral que certaines personnes ont en elles.

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