La décennie noire avec Ammar Bouras

Le plasticien Ammar Bouras participera, du 16 mars au 16 mai 2011, à la 10e Biennale de Sharjah (Émirats Arabes Unis) avec une installation multimédias intitulée Tag’out. L’artiste nous propose une plongée intime dans le traumatisme des années 1990. Le titre Tag’out est un jeu de mots entre le substantif « tag » très populaire en français et l’ancienne expression arabe taghout qui signifie « tyran » avec une connotation religieuse. Mashallah a rencontré Ammar Bouras à Alger pour discuter de son œuvre et de sa participation à la Biennale de Sharjah.

Comment est née l’idée de l’installation ? Et pourquoi ce titre, Tag’out ?

L’idée phare de la Biennale de Sharjah de 2011 est la thématique du « traître ». Dans l’Algérie des années 90, ce traître c’est l’intellectuel, l’artiste, l’homme de culture, celui qui va à l’encontre des idées reçues et de l’ordre établi (moral, politique, culturel, etc.). C’est celui qui transgresse, qui s’oppose. A partir de cette thématique, j’ai eu l’idée de revenir sur cette période qu’on appelle « décennie noire » – qui, pour moi, se poursuit toujours – et sur ce mot : « taghout ». C’est le mot que les islamistes utilisaient, à l’époque, pour insulter tous ceux qui étaient « différents » d’eux ou en opposition avec leur idéologie. Le taghout, c’était l’enseignant, l’artiste, le journaliste, celui qui travaille dans le secteur public… C’était « l’autre » qu’on refusait, qu’on menaçait, qu’on éliminait ! « L’autre » qui n’avait pas le droit d’exister.

C’est, pour moi, l’occasion d’évoquer quelque chose de primordial à mes yeux, la question de la tolérance dans notre vécu au jour le jour. D’autant que, personnellement, je constate au quotidien que nous continuons à nourrir cette intolérance. Ça me fait peur, car j’ai l’impression que les mêmes violences pourraient se déclencher dans l’avenir. Le pire est que nous n’avons presque rien appris de ce qui s’est passé durant les années 1990. A la fin des années 1980, nous n’étions pas assez conscients de l’étendue de la catastrophe qui pointait déjà son nez. Et aujourd’hui, c’est la même inconscience : nous ne faisons pas assez attention au fait que des étudiants ont un discours intolérant et violent. On oublie que des milliers de jeunes qui ont vécu les violences des années 1990 se retrouvent sans prise en charge sociale ou psychologique, on fait comme si on ne voyait pas le conservatisme partout, dans la rue, à la télévision…

Même sur Facebook, je tombe sur des commentaires hallucinants, sur l’importance du djihad, la paranoïa de certains qui pensent que le monde entier leur en veut parce qu’ils sont musulmans ! Il est vrai qu’aujourd’hui nous avons moins peur de sauter sur une bombe à Alger, mais il y a d’autres dangers, et le plus grave à mon sens, c’est toute cette intolérance ! Et la question à se poser est : qu’allons-nous laisser à nos enfants, quelles valeurs leur transmettre, dans quelle société vivront-ils, et comment faire pour éviter qu’ils vivent à leur tour les mêmes horreurs ?

Saïd Mekbel

Était-ce difficile de revenir sur vos archives photos et sons de l’époque ?

C’est très douloureux. Je me sens physiquement dans les années 1990. Parfois, ça me fait peur. J’ai retrouvé des photos de Saïd Mekbel (journaliste assassiné le 3 décembre 1994 à Alger) avec son sourire et sa gentillesse. J’avais commencé le photojournalisme à Alger républicain alors que j’étais étudiant. Il m’appelait «l’artiste». C’est dur de revoir ces photos. Et en même temps, c’est une sorte de thérapie pour moi de plonger ainsi dans mes archives, parce que, après, je souhaite passer à autre chose. J’espère pouvoir le faire. Mais ce n’est pas évident, car la blessure est trop profonde… Et c’est d’autant plus douloureux que je me pose toujours cette question : que reste-t-il de tous ceux qui ont été assassinés ?

Comment se présentera votre installation sur place ?

Je disposerai un tableau mosaïque de cinquante écrans avec des images d’actualité des années 1990 et des images plus intimes de mes archives personnelles qui défilent et qui, par intermittence, se figent en un seul tableau : le dernier portrait du défunt président Boudiaf quelques instants avant son assassinat. C’est le mix entre le monde matériel, visible, l’histoire et les événements d’un côté, et de l’autre, nos vies personnelles, intimes, nos amis, notre quotidien, notre sensibilité face à ce qui se passe. J’ai travaillé graphiquement sur ces images et ces vidéos pour les rapprocher d’une certaine esthétique, pour tenter de faire du beau à partir de représentations aussi douloureuses. De part et d’autre de l’écran, j’installerai deux murs d’images fixes sur plexiglas, éclairés par une lumière spéciale, avec une bande son (manifestations du FIS, discours de Boudiaf, etc.). C’est d’abord une œuvre plastique, je donne beaucoup d’importance à l’esthétique, à l’impression que vont laisser chez les gens ces images et ces sons. Je ne suis pas un politicien, mais un créateur d’images.

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