Deux musées contre l’oubli

La lutte de deux collectionneurs pour préserver la culture palestinienne

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L’entrée du musée à Chatila

Le nouveau musée palestinien de Birzeit, dédié à l’histoire et à la culture palestinienne va ouvrir ses portes au mois d’octobre. Sa première exposition satellite consacrée à l’histoire politique de la broderie palestinienne est déjà visible à la fondation Dar El-Nimer à Beyrouth. Depuis plus de dix ans, deux musées de taille plus modeste, consacrés à la culture palestinienne, existent au Liban. Ils sont situés dans le village de Maachouq et le camp de Chatila, et visent les membres de la diaspora.  

« Mon musée est là pour ces générations, nées en exil », affirme Mahmoud Dakwar qui les connait bien, ayant travaillé toute sa vie comme enseignant d’arabe dans le camp de Bourj al-Shamali, à quelques kilomètres de Tyr, au sud du Liban. L’homme d’aujourd’hui 79 ans en a seulement 11 lorsqu’il est expulsé de Palestine et arrive à Jouaiya, non loin de Bourj al-Shamali et de Maachouq, où sa famille s’installe deux ans plus tard, en 1950. Il dit avoir gardé une image très claire de son pays natal et s’est donné comme mission de la partager et de la « montrer aux nouvelles générations, pour qu’elles sachent quelque chose de leurs ancêtres et de leur culture ».

Pour réaliser cette mission, Mahmoud décide de lancer son propre musée. La collecte de l’enseignant palestinien commence voici 27 ans lorsqu’il organise une première exposition prévue pour être temporaire. Elle se transformera en musée de fortune dans une petite pièce de sa maison, avant de trouver un véritable local, en 2004, dans un bâtiment adossé à la mosquée Khalil Wazir de Maachouq. Le musée rassemble aujourd’hui une collection variée : des abayas (tuniques traditionnelles) aux motifs brodés, des rakwehs (casseroles profondes et étroites au long manche utilisées pour le café) en cuivre gravé, des jarres, des outils agricoles. Des objets en tous genres qui, dans un autre contexte, une autre histoire, se borneraient à ce qu’ils sont et témoigneraient du passé, de la vie quotidienne d’une époque qui a naturellement cédé la place à une autre. Mais ceux-là racontent bien plus. Derniers fragments d’un paradis perdu, chaque pièce devient ici relique et évoque le souvenir de la Nakba, la catastrophe.

Ce qu’il me reste de Palestine, ce n’est pas à toi que je le donne, c’est pour le musée, je veux en faire partie

En 2004, l’année où l’enseignant de Maachouq déménage son musée hors de chez lui, un docteur vivant dans un des camps de Beyrouth, à Chatila, s’embarque dans un projet similaire.

« Avez-vous gardé quelque chose de Palestine chez vous? » C’est en posant cette question autour de lui que Mohammad Al-Khatib, 68 ans, commence à rassembler les objets qui constituent aujourd’hui la collection de son « musée des souvenirs » situé dans un local dont il est propriétaire, au rez-de-chaussée d’un immeuble du camp densément peuplé.

Mohammad se souvient de la première personne à avoir répondu à son appel : « Une femme d’une soixantaine d’années m’a apporté deux tasses à café qui appartenaient à son père. Lorsque j’ai voulu lui donner de l’argent en échange, la femme a refusé : ‘Ce qu’il me reste de Palestine, ce n’est pas à toi que je le donne, c’est pour le musée, je veux en faire partie.’ » Le médecin comprend vite l’importance d’un lieu de mémoire pour les Palestiniens en exil.

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Mohammad Al-Khatib termine une partie d’échecs avec un gamin du quartier

Le ciel de cette impasse de Chatila est strié par des dizaines de fils électriques qui s’entrecroisent. Au bout, une porte battante à hauteur de hanches marque l’entrée du musée tout en laissant aux riverains la possibilité de jeter un regard furtif ou de saluer le maître des lieux. Mohammad se tient là. Au centre de la pièce, une longue table sert aux parties d’échecs avec les enfants du quartier et aux conversations entre amis. Tout autour, les étagères recouvrent les murs et présentent à qui voudra les voir ces souvenirs éparpillés. Comme Mahmoud avant lui, le médecin de Chatila s’adresse d’abord aux habitants des camps. « Il y a un vide pour ceux qui vivent hors de Palestine, le temps a continué sa course différemment pour eux quand ils sont partis. Les jeunes ne connaissent pas la vie de leurs grands-parents, ce qu’ils avaient dans leur maison ou dans leurs champs. »

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Mohammad Al-Khatib dans son musée

Mohammad non plus n’a pas connu cette époque. Le sexagénaire est originaire de Al-Khalisa, un village de l’extrémité nord de la Palestine qu’il quitte âgé d’à peine 6 mois. « On peut le voir depuis la frontière », précise-t-il, en ignorant volontairement que le village est aujourd’hui une ville de plus de 20.000 habitants dont le nom s’écrit en hébreu, Kiryat Shmona.

Le souvenir de la terre, du champs, de la maison familiale est tout ce qu’il reste. Pour ceux qui sont partis, le folklore constitue une marque identitaire qui fait vivre l’espoir du retour. Citoyens de seconde classe en Syrie et au Liban, réfugiés partout, les Palestiniens en exil chérissent leur mémoire pour continuer à exister en tant que nation. Alors, ces deux musées tiennent lieu d’archives, pour mieux résister au temps et à l’éloignement.

« Ce sont des pièces originales, insiste Mahmoud Dakwar à propos de sa collection. On peut sentir, on peut toucher, on peut imaginer. » Conteur passionné, le vieil homme présente tour à tour des ciseaux destinés à la tonte des moutons ou des chameaux, tel ustensile de pâtisserie ou de vieilles pierres rapportées de Jérusalem.

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Mahmoud Dakwar nous montre l’une des clés de sa collection

« J’ai investi tout l’argent de ma retraite dans ce projet, affirme Mahmoud. Et je ne suis ni un membre de l’OLP [Organisation de Libération de la Palestine], ni affilié à aucune ONG. » Le médecin de Chatila partage ce sens du devoir: « Je ne suis ni un politicien, ni un intellectuel, ni un militaire. » Alors Mohammad s’interroge : « Qu’est-ce que je peux faire pour mon pays? »

Les deux hommes ont trouvé la même réponse. Pour leurs musées, ils ont parcouru les camps de Syrie et du Liban, négocié avec les voyageurs qui s’étaient rendu en Palestine avant 1948 et remonté patiemment les fils de l’exil. Mohammad est fier d’un petit miroir à main venu de Gaza et passé par l’Egypte pour finalement rejoindre le Liban. Peut-être qu’une coquette vérifiait l’état de son maquillage dans ce morceau de verre poli du temps où Gaza n’était rien d’autre qu’un petit port de pêche.

Les objets murmurent des histoires d’antan et entraînent le visiteur dans cet « avant » oublié, loin des conflits. « Le musée est là pour montrer au monde que nous étions comme les autres, que nous nous habillions comme les autres, explique Mahmoud Dakwar. Nous ne sommes pas des voleurs, nous ne sommes pas des terroristes, nous détestons les guerres. »

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Un mur du musée de Chatila, à gauche, le “bateau du retour”

Mahmoud tourne lentement les pages d’un porte-vue contenant d’anciens documents officiels. « Celui-ci vient du grand-père de mon grand-père, lorsqu’il avait acheté un terrain d’oliviers, raconte le vieil homme. Les gens n’étaient pas riches mais ils avaient des terres. » Les actes de naissance et de mariage, les autorisations de cultiver ou les contrats de vente et les titres de propriété sont présentés à côté des clés des maisons abandonnées. La plupart sont des photocopies. « Les clés ont été plus faciles à obtenir que ces documents, les gens veulent encore les garder. » Ils seront essentiels au moment du retour. « Je n’ai pas perdu espoir, dit calmement Mahmoud. C’est un pays vaste et il y a assez de place pour tout le monde. Mais je suis loin de rentrer de mon vivant, alors je persévère pour les générations futures. C’est pour ça que je plante ces émotions dans leur cœur et dans celui de mes collègues, de mes connaissances et de chaque visiteur. »

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