El-Horreya, le café de la liberté

Society

L’œil attentif, on aperçoit quelques impacts de balles, tirées lors des affrontements de janvier 2011, qui fissurent les grandes vitres du café el-Horreya. Situé sur la modeste place Bab al-Louq, à deux pas de la fameuse place Tahrir, cet établissement incarne au quotidien l’esprit rebelle de la capitale. Véritable baromètre du moral révolutionnaire, le Horreya traduit avec fidélité l’ambiance de la rue cairote.

L’un des murs arbore un indice de l’année écoulée: un pochoir de Sad Panda, l’un des street-artists emblématiques de la jeunesse égyptienne qui s’est soulevée contre le régime de Moubarak. Avec son charme désuet, son haut plafond et ses anciennes publicités peintes à la main, el-Horreya — la liberté, en arabe — porte bien son nom: c’est l’une des dernières brasseries du Caire, de celles qui ont fleuri dans les années 1930. Dans une société où le café est le lieu de discussion par excellence, c’est un endroit populaire, qui accueille une clientèle colorée. Depuis des décennies, poètes, avocats, artistes, employés et travailleurs ordinaires s’y retrouvent pour prendre un verre, aux côtés de quelques touristes avertis et résidents occidentaux au Caire.

Dans cet espace sans porte au cœur de Wust el-Balad (le centre-ville), les gens vont et viennent et les langues se délient. Les discussions politiques deviennent d’autant plus faciles, alors que les tables se recouvrent peu à peu de bouteilles de Stella, la bière locale que Milad, le serveur, vous sert automatiquement, presque avec brusquerie, dès votre arrivée.

Sans être un lieu d’activisme en soi — aucune réunion politique ne s’y tient —, il rassemble une communauté animée d’un fort esprit collectif. A la mi-novembre 2011, alors qu’un nouveau cycle de violence éclatait à la veille des élections législatives entre révolutionnaires mal équipés et militaires en tenue de Robocop, el-Horreya n’a fermé que quelques jours.

A la réouverture, on retrouve Islam, la trentaine, porté disparu pendant plusieurs jours lors des événements de Mohamed Mahmoud. Poète et musicien, il a été arrêté aux abords de la rue, désormais fameuse, aux murs couverts de portraits de martyrs et de slogans révolutionnaires. Islam fait partie des chanceux qui ont été rapidement libérés. D’autres croupissent toujours dans les geôles. Selon les estimations, plus de 12.000 personnes sont toujours en détention depuis janvier, en attente d’un jugement militaire. Islam est discret, il ne racontera pas dans le détail le sale quart d’heure qu’il a passé durant ces quelques jours à l’ombre. Et pourtant il est là, le sourire aux lèvres, déterminé à soutenir par sa simple présence un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter.

De la même génération, Mido fait lui aussi partie des habitués. Excellent connaisseur de la culture égyptienne, ce féru de littérature, ouvert sur le monde, est une âme tourmentée, à la sensibilité exacerbée. Ses sentiments oscillent en fonction du soutien populaire que reçoivent les révolutionnaires, dans une Egypte tiraillée entre le désir de retrouver une stabilité et celui d’entrer dans une nouvelle ère, débarrassée des caciques du gouvernement déchu.

Mais la propagande fonctionne toujours à plein régime, malgré la timide tentative d’ouverture des médias nationaux, très critiqués pour leur couverture mensongère des évènements de janvier. L’armée tient de fait encore toutes les rênes du pays. C’est elle qui nomme toujours les rédacteurs en chef des journaux et chaînes de télévision d’Etat, qui constituent la quasi-intégralité du paysage médiatique. Un vent violent de désinformation continue de souffler sur l’Egypte, qui rend la lecture des évènements particulièrement difficile. La junte cherche par tous les moyens à ternir l’image des révolutionnaires et à saper leur moral à travers des campagnes médiatiques les présentant comme des voyous, et par des arrestations et des humiliations d’ordre sexuel.

Au el-Horreya, les opinions sont partagées, mais tout le monde s’accorde à penser que le processus électoral ne s’est pas déroulé de façon démocratique. Pourtant, c’est moins ce raz-de-marée électoral religieux que les exactions commises jour après jour par l’armée, qui préoccupent les esprits. Avec l’humour qui caractérise les Egyptiens, Milad, qui parcourt les tables pour resservir inlassablement les clients, lance une boutade au lendemain de l’annonce des premiers résultats des élections législatives. Il glisse à une jeune femme, qui se plaint que la bière est trop chaude: «Attends d’avoir les Salafistes au pouvoir, là tu pourras toujours te plaindre!»

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