Le couffin et la gamelle
Mains enchaînées, un jeune homme accroupi reste immobile. Il est figé dans un carré de lumière entrée par la fenêtre de sa cellule. L’ombre des barreaux est projeté sur son torse nu. Les cinéphiles diraient qu’il s’agit d’une scène de Birdy, le cultissime film américain d’Alan Parker, sorti en 1985. Mais non. C’est plutôt « Le Couffin et la Gamelle », une pièce tunisienne présentée, en février, à El Teatro — premier théâtre privé du pays — dans le cadre de l’ouverture d’«Avant-Première», manifestation dédiée aux jeunes créateurs du théâtre tunisien.
S’agit-il d’une référence à Birdy? Le jeune metteur en scène Mohamed Saber Oueslati réagit : «C’est spontané. Puisque c’est ma première mise en scène, j’ai opté pour une série de tableaux plutôt qu’une succession d’actes selon un procédé narratif. Je voulais transmettre au spectateur le sentiment de l’isolement. L’obscurité et les lumières limitent l’aire de jeu des comédiens à des carreaux. Cela m’a permis de créer l’atmosphère que j’ai imaginée».
Inspiré par un roman carcéral
«Le Couffin et la Gamelle» est un «hommage aux présents et aux futurs prisonniers d’opinion en Tunisie et dans le monde». Cette pièce est l’une des toutes premières conçues après la Révolution dans le genre théâtre politique. D’ailleurs, son nom est emprunté à celui d’un roman carcéral sorti en 2009. Il s’agit d’un ouvrage de Fathi Ben Haj Yahia, figure phare du mouvement Perspectives. Le militant issu de cette formation gauchiste dissidente a été emprisonné et torturé, lui et bon nombre de ses camarades, vers la fin des années 60 et durant les années 70 sous le règne du président Bourguiba. Pour le jeune metteur en scène, ce livre est un must. «Je l’ai lu avant même de songer à faire cette pièce. Quand nous avons commencé à travailler, nous avons invité Fathi Ben Haj Yahia. Il est venu assister à une répétition. L’univers du livre est identique à l’atmosphère de la pièce» raconte Oueslati. Voilà donc un jeune artiste de la Tunisie post-révolutionnaire imprégné de la lutte d’une génération qui a mené son combat il y plus de trois décennies : «Je me suis entretenu avec certains autres prisonniers d’opinion. Nous avons parlé de leur quotidien durant leur incarcération. Cela m’a beaucoup aidé et inspiré» nous confie l’artiste qui a, d’ailleurs, intégré dans sa pièce un extrait du livre lu en voix off. Des extraits de la prose du feu poète palestinien Mahmoud Darwish marquent le spectacle de la même façon.
Transmission d’un héritage théâtral
Produite par El Teatro et interprétée par des comédiens d’El Teatro Studio, «Le Couffin et la Gamelle» abonde dans le registre tragi-comique. Le passage du sourire aux larmes s’y fait avec subtilité. Comme dans cette scène où une femme témoigne de sa lugubre expérience avec la police politique. Banditisme d’Etat, arrestation, agression, torture, viol et humiliation… huit ans d’emprisonnement, le tout confronté au rire. La pièce ironise sur la mentalité démissionnaire, cette culture défaitiste dont le maître mot est «laisse tomber». Trois monologues sont clairement inspirés de Klem Ellil [Traduit littéralement «Paroles de la Nuit»]. Il s’agit d’une saga théâtrale écrite et mise en scène par Taoufik Jebali, qui a marqué le début des années 90 en Tunisie. Directeur artistique et fondateur d’El Teatro, Jebali a créé, depuis 2007, El Teatro Studio, atelier de formation et d’initiation aux arts de la scène. Mohamed Saber Oueslati y a suivi des cours. Dans sa première création, il a puisé dans l’univers de Klem Ellil. «Cela m’a beaucoup servi dans le développement de l’un des axes principaux dans la dramaturgie de cette pièce. Il s’agit de l’axe où j’aborde le discours politique, les mensonges, la langue de bois. Après tout, j’ai tout appris auprès de Taoufik Jebali. C’est normal que je sois influencé par sa manière de jouer mais aussi son style d’écriture» explique le metteur en scène également comédien. Habillé en costard, dressé face un pupitre, il entrecoupe les différents tableaux de la pièce par des monologues. Tantôt, il annonce la création d’un parti d’opposition de décor. Tantôt, il présente son opinion au sujet de la polémique sur la séparation entre l’Etat et la religion et expose sa vision sur la nécessité de la séparation entre l’Etat et le peuple. Bref, de la satire, de l’humour décalé à forte dose.
Mis à part les références cinématographiques, littéraires et théâtrales cités, d’improbables registres musicaux se croisent dans «Le Couffin et la Gamelle». La musique électronique expérimentale renforce le sentiment de doute et de confusion de certains personnages. Et «Erdha aâlina ya lemmima», ballade mezoued de Salah Farzit datant des années 80, sert d’habillage sonore pour une scène récurrente où les familles des prisonniers font la queue pour rendre visite à leurs proches.
«Une photo ancrée dans la mémoire, une photo témoin de l’Histoire» répète une comédienne dans un monologue vers la fin de la pièce. Avec ce cumul de sources d’inspiration, «Le Couffin et la Gamelle» se fait témoin de l’Histoire, et opère une liaison entre diverses générations issues de la création artistique et du militantisme politique.
Cet article a été publié avec l’autorisation de Babelmed, partenaire de Mashallah News.