Les vidéos insoumises

Lancée en juin 2011, la plateforme Iranian Stories sélectionne et analyse les milliers de vidéos émises sur le web depuis la révolution iranienne avortée de 2009. Le site propose à la fois une lecture chronologique des événements à travers des interviews vidéos de blogueurs et de journalistes et un mode d’emploi pour contourner la censure de la toile et permettre aux témoins potentiels de s’exprimer sans crainte. Retour sur cette proposition journalistique innovante avec son fondateur, le journaliste français Thibaut Lefèvre.

Comment est née l’idée d’Iranian Stories ?

Je suis allé en Iran en 2009, entre avril et juin, juste avant les élections. Initialement, je devais partir en Afghanistan pour la Radio Suisse Romande mais au dernier moment, le voyage a été annulé. Je me suis retrouvé avec un mois de libre devant moi et j’avais besoin, à ce moment là, de partir en reportage. A mon retour, j’ai constaté que les iraniens balançaient sur internet des images des événements liés au suivi de la campagne électorale en Iran. A travers ces images, je pouvais rester en prise directe avec le pays, chose qui n’était pas possible via les médias iraniens officiels ni via les médias occidentaux qui couvraient ça comme ils pouvaient. L’information participative est un phénomène auquel je m’intéresse depuis des années : comment exploiter ces images, comment les sourcer, comment éviter de tomber dans l’écueil de la manipulation ou de l’erreur de sourcing, comme ça a été le cas par exemple pour des images du tremblement de terre en Haiti. France 3 et BFM TV avaient récupéré des images de l’AFP prétendant qu’il s’agissait d’Haiti, alors que c’étaient des images d’un tremblement de terre au Japon. Aujourd’hui, on a une méthode à trouver en tant que journalistes. Le projet Iranian Stories est donc le fruit d’un voyage, mais aussi d’une réflexion sur les nouvelles formes de journalisme.

Comment avez vous procédé, vous aviez des contacts avec des blogueurs iraniens ?

Non. Il y a eu deux phases : d’abord, une phase pendant laquelle j’ai recueilli des vidéos. J’en ai récolté 3.000 et j’ai essayé de les sourcer avec les moyens du bord. Par exemple, sur telle vidéo, tu vois une plaque de telle rue, ça te permet de localiser l’endroit. Quand les images étaient prises de deux, trois ou quatre points de vue différents, et qu’elles portaient la même date, j’estimais que ces images étaient recoupées. Du coup, je me suis retrouvé avec un disque dur de 3.000 fichiers vidéo, triés par date et par lieu. Je me suis arrêté à février 2010. Ces images nécessitent une analyse : le but du site est de créer un espace de mémoire vivant.

Un espace de mémoire vivant, donc, qui ne s’arrête pas aux événements de 2009 ?

Exactement. Les frises chronologiques sont administrables, évolutives. Si demain, il se passe quelque chose en Iran et qu’on a les moyens de poursuivre le traitement de l’information de cette façon là, on continuera. La première phase, c’était donc la phase de recueil des vidéos, avec la volonté de raconter des histoires à partir de la masse de vidéos disponibles. Ensuite, s’est posée la question de sourcer les images, et c’est là qu’est née l’idée majeure du site, à savoir : ils nous ont donné leurs yeux en filmant avec leurs téléphones portables, nous voulons leur donner la parole. C’est pourquoi à partir de 2010 on a créé un protocole de témoignage sécurisé destiné à mettre des mots derrière ces images.

Les blogueurs et journalistes iraniens que l’on voit s’exprimer sur le site ont-ils été interviewés en Iran ?

Non, la plupart, on les a rencontrés en Turquie. Sur les 70.000 iraniens qui ont quitté l’Iran en 2009, nombreux sont ceux qui se sont installés en Turquie, en particulier dans les villes de Kayseri et Nevsehir. Ce premier tournage a eu lieu en mars 2011. Cela nous a permis de montrer que des gens étaient prêts à témoigner et, ainsi, d’encourager d’autres témoins éventuels à raconter leur histoire en s’enregistrant avec leur webcam. Aujourd’hui, on a 65 témoignages enregistrés, dont cinq qui sont arrivés d’Iran par ce système de webcam et qui ont réussi à passer grâce au protocole sécurisé qu’on propose.

On s’est posé la question de comment passer par dessus tous les contrôles de censure et de sécurité mis en place par l’Etat iranien et on a été très bien conseillés pour mettre en place une architecture du serveur qui puisse regir aux attaques potentielles. Les données sont dispersées sur différents serveurs, de façon à ce qu’elles soient pratiquement intraçables à partir du moment où l’utilisateur se protège et protège son installation informatique. C’est pour ça que sur le site, on a une rubrique qui s’appelle digital surety check-list qui permet en cinq points de protecter l’anonymat de l’utilisateur sur internet.

N’est-ce pas inédit, un site qui explique de façon pédagogique comment échapper à la censure ?

En tout cas, c’est le but du site. Apprendre à se prémunir contre la censure. Les données sont sécurisées à partir du moment où elles sont sur nos serveurs. En revanche, on ne peut pas maîtriser la sécurité de données qui sont sur le disque dur de témoins ni la sécurité des données lors de leur transfert depuis l’ordinateur des utilisateurs jusqu’à nos serveurs.

Avez vous eu des retours de gens sur ce point particulier, des gens qui vous auraient remercié de cette démarche pédagogique ?

Sincèrement, non. Pour tout dire, les iraniens n’ont pas attendu l’existence d’Iranian Stories et ses conseils pédagogiques pour se sécuriser. Ils ont des VPN, des systèmes de proxy … Nous, on a créé un lieu pour centraliser cette information, un genre de YouTube dédié à ces infos.

Est-ce que vous avez l’intention d’étendre ce projet à d’autres pays ?

Oui, tout à fait. Il est normal qu’après l’élan suscité par Iranian Stories, ce premier site soit suivi d’autres sites dédiés dans le même genre. On assiste aux premières révoltes médiatisées par leurs propres acteurs. Les révolutions arabes ont changé la donne. Je suis en contact par exemple avec les fondateurs du projet 18 days in Egypt, qui sont des journalistes issus de l’université de Columbia, et l’idée serait de mettre à disposition la frise chronologique et de créer un espace commun en leur abandonnant la paternité de la chose. Notre site est un vrai outil de recherche pour les journalistes qui leur permet de pénétrer des endroits clos, des endroits auxquels ils n’ont pas accès. C’est une alternative pour les journalistes qui n’ont pas de contact direct avec leur sujet, une alternative aussi au problème de manipulation par les images.

Quel est le budget du site ?

Aujourd’hui, pour faire fonctionner Iranian Stories, il nous faut 20.000 euros par mois. Ce qui coûte cher, c’est l’architecture serveur, c’est de monitorer des serveurs dédiés pour sécuriser des données. On a un comité d’experts qui est composé de militants des droits de l’homme et de journalistes qui vérifient la véracité des données qu’on reçoit. Et il y a le traitement. Etre sur internet, ça ne rapporte pas d’argent, à moins de mettre d’énormes bannières de pub sur ton site pour générer du trafic. Et être accessible, ça implique de proposer le plus de langages informatiques possibles, c’est à dire faire un site pour les hauts et les bas débits, et aussi d’être accessible linguistiquement, c’est pourquoi le site est en anglais, français et farsi. En terme de traitement des vidéos qu’on reçoit, ça nécessite de la traduction, du montage, et ça coûte cher aussi.

Qui sont vos lecteurs ?

C’est variable. On a beaucoup de gens de la diaspora iranienne, des militants des droits de l’homme (FIDH, Internet Sans Frontière), des journalistes, des adeptes des nouvelles technologies. On est à la croisée de ces quatre mondes. Les iraniens d’Iran peuvent accéder au site par proxy en version html.

Vous n’avez pas eu affaire aux autorités iraniennes, indirectement ?

J’ai un co-producteur qui, à un moment, a eu des attaques sur son ordinateur. Mais je ne suis pas sûr que ce soit lié à notre site. S’ils veulent faire tomber le site, il faudrait qu’ils s’attaquent aux serveurs, ou qu’ils me fassent tomber moi. Mais il ne faut pas être paranoïaque, ils doivent avoir tellement de soucis pour gérer tout ce qu’ils considèrent être de la propagande…

Avez-vous eu des retours d’iraniens d’Iran ?

Oui, les cinq témoignages par webcam qu’on a mis en ligne sur le site. Sinon, on a engagé quelqu’un qui va commencer cette semaine à communiquer sur les réseaux sociaux généraux comme Facebook ou Twitter, mais aussi sur les réseaux sociaux iraniens type Mardomac, Balatarin. Iranian Stories, c’est une bouteille à la mer. Tout ce qu’on dit c’est, « Regardez, il y a cette possibilité là, appropriez vous l’idée ». Si ça marche, ça marche et si ça ne marche pas… tant pis. C’est destiné à évoluer de toute façon. On est un vrai laboratoire à idées et ce qui nous intéresse, c’est de faire sortir l’information des espaces clos, quels qu’ils soient. Les prisons, les pays qui pratiquent la censure… Que ce soit clos par un gouvernement démocratique ou non, il y a des espaces clos partout et il est nécessaire d’exiger la transparence. Il faut utiliser les nouvelles technologies comme une arme à la disposition des journalistes.

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