L’usine textile autogérée qui veut changer la donne en Turquie

Özgür Kazova

Serkan Gönüş et Aynur Aydemir, deux membres du collectif Özgür Kazova

Une entreprise textile sans patrons est née de la faillite d’une usine où les employés n’étaient pas payés pendant des mois. Après des années de lutte avec les anciens responsables et les autres employés, un collectif a émergé. Il gère Özgür Kazova et veut créer un nouveau modèle de travail équitable dans un pays où le mot “ouvrier” est souvent synonyme de pauvreté et d’exploitation.

Étendu sur les hauteurs dominant la Corne D’or, le district d’Eyüp à Istanbul est surtout connu comme un lieu sacré. Son nom vient de Abu Ayyub al-Ansari, un compagnon du prophète Mahomet, qui serait enterré à l’endroit où fut édifié au XVème siècle la triomphale mosquée Eyüp Sultan. Un téléphérique mène au quartier depuis la rive, il passe au-dessus d’un vaste cimetière pour arriver en haut de la colline Pierre Loti, ainsi appelée en souvenir de l’écrivain français qui aimait y passer du temps à contempler le magnifique panorama.

Un peu plus loin, à l’intérieur des terres, le quartier de Rami est une jungle industrielle où les grossistes d’oeufs côtoient des usines textiles à plusieurs étages. Bien qu’il soit tout près d’Eyüp, une des zones les plus fréquentées d’Istanbul, ce quartier est toujours resté dans l’ombre. C’est ici, dans un immeuble anonyme sur le sommet d’une colline dominant une vallée densément urbanisée, qu’a vu le jour un nouveau modèle de travail, après des années de lutte acharnée.

Tout a commencé début 2013, quand Mustafa et Ümit Somuncu, les propriétaires de l’entreprise textile Kazova, annoncèrent aux employés une semaine de repos. Cela faisait déjà des mois que les ouvriers ne recevaient plus leur salaire. Mais, à la fin de la semaine de repos, au lieu de retourner au travail et de recevoir les salaires impayés, les 94 employés ont été licenciés en bloc, sans ménagement.

“On a alors commencé à manifester trois jours par semaine : mercredi devant l’usine, samedi place Taksim et dimanche devant le domicile des patrons”, raconte Serkan Gönüş, 43 ans, un des ouvriers licenciés.

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Les ouvriers reçurent de nombreux soutiens de groupes issus de la société civile et commencèrent à réfléchir à l’idée d’une usine autogérée, sans patrons.

Pendant ce temps-là, les frères Somuncu ont disparu et transféré toutes les machines et les matériaux de l’usine dans de nouveaux locaux du district central de Şisli. Les travailleurs réagirent en occupant l’entrée de leur ancienne usine, en y plantant des tentes. L’occupation dura plus de 70 jours, coïncidant avec les manifestations du parc de Gezi qui ont ébranlé le pays pendant des semaines.

La bataille des travailleurs a fini par se mêler aux manifestations en cours, dont les revendications portaient sur la gestion consensuelle de l’espace public et le droit à la ville.  Les ouvriers reçurent alors de nombreux soutiens de groupes issus de la société civile et commencèrent à réfléchir à l’idée d’une usine autogérée, sans patrons.

“J’étais une personne qui admirait l’Etat. Mais dans ce pays les droits des travailleurs sont bafoués”, soutient Aynur Aydemir, une autre employée de l’usine âgée de 36 ans, qui s’est politisée en luttant pour défendre son emploi.

Mais l’atmosphère du mouvement social national s’est révélé être une source de distraction pour une partie des travailleurs, davantage intéressés à participer aux rencontres et aux manifestations qu’à récupérer leur emploi. Une longue période de dissensions a amené le groupe initial, composé de 12 personnes, à se diviser en deux factions.

Un des deux groupes, dont les requêtes se limitaient dans le fond à une simple augmentation des salaires et à de meilleures conditions de travail, s’est progressivement délité; tandis que trois ouvriers — Serkan, Aynur (la seule femme) et Muzaffer Yiğit — ont donné le jour au minuscule collectif Özgür Kazova (Kazova Libre), une entreprise qui produit des pulls et des t-shirts de haute qualité 100% coton ou laine, ainsi que des sacs.

Des “Pulls sans patrons”, tel est le slogan du groupe, composé de seulement 3 des 94 ouvriers qui travaillaient pour Kazova. Les autres se sont rapidement dispersés pour trouver un emploi ailleurs. Le trio forme une équipe très réduite mais a la satisfaction d’avoir récupéré l’année dernière les machines à tisser de leur ancienne usine.

La longue bataille juridique, les conflits internes et les coûts importants liés au redémarrage de l’usine n’ont fait que renforcer leur détermination de créer un modèle de travail basé sur un collectif respectant les valeurs d’égalité des sexes et d’entraide.

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“Les femmes qui travaillent dans ce secteur sont la plupart du temps écrasées”, nous explique Aynur. Du reste, la position des femmes dans la vie professionnelle en Turquie, n’est pas bien différente. D’après les statistiques officielles, elles constituent à peine 30 % de la population active du pays. De plus, 29,2 % des femmes qui travaillent le font au sein d’entreprises familiales sans percevoir de rémunération, et suivant des horaires qui dépassent largement le temps plein. Seulement 1,1 % des femmes actives occupent des postes à responsabilité ou sont entrepreneuses. La plupart des travailleuses est reléguée à des emplois agricoles saisonniers, souvent informels et payés au noir. Les charges de travail sont souvent écrasantes, les salaires ridicules et la sécurité de l’emploi nulle alors que les femmes doivent aussi s’occuper des enfants.

Le gouvernement turc ne voit pas d’un bon oeil les femmes qui travaillent et sont indépendantes. Le président Recep Tayyip Erdoğan a récemment déclaré qu’une femme qui choisit de travailler plutôt que d’avoir des enfants “nie sa féminité”. Cette faible participation des femmes à la vie active est le résultat d’une société imbue de valeurs patriarcales qui sont fortement ancrées en Turquie. De plus, la plupart des femmes qui travaillent, notamment dans le secteur agricole, sont originaires des couches sociales les plus pauvres, où finalement le besoin de survivre prévaut sur les rôles de genre.

“Dans notre usine, les hommes et les femmes font exactement le même travail, il n’y a pas de mentalité ‘c’est un travail d’homme’ ou ‘c’est un travail de femme’.”

La famille d’Aynur était initialement opposée à son engagement dans la lutte sociale démarrée à la suite du licenciement des travailleurs. “Mon grand frère, ma mère, tout le monde était contre”, se souvient-t-elle. “Ils me disaient : ‘tu es une épouse et une mère, tu ne devrais pas te mêler de ce genre de choses, pense à l’avenir de tes enfants’”. Aynur a résisté, et aujourd’hui elle est probablement la seule travailleuse du textile à être aussi son propre patron.

“En Turquie, il n’y a personne d’autre dans cette situation. Les femmes ne se sont pas encore distinguées dans ce genre de lutte. Dans notre usine, les hommes et les femmes font exactement le même travail, il n’y a pas de mentalité ‘c’est un travail d’homme’ ou ‘c’est un travail de femme’. Nous faisons tout ensemble”, explique-t-elle. Serkan confirme ses propos d’un mouvement de la tête.

Aynur a récemment été à un festival à Paris, organisé pour promouvoir la solidarité internationale entre les travailleurs. Elle y a été invitée pour raconter l’histoire d’Özgür Kazova, pour qu’elle puisse inspirer d’autres travailleurs qui se trouvent dans des situations similaires.

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Bien que des commandes viennent de différents pays européens, et que les produits soient vendus dans de nombreuses boutiques d’Istanbul, Ankara et Izmir, Özgür Kazova doit encore atteindre un niveau de ventes suffisant pour poursuivre aisément son activité. Aussi bien Serkan qu’Aynur sont encore dépendants du soutien économique de leurs familles, ces derniers mois ils n’ont réussi à se dégager que 400 livres turques (135 dollars). Mais, malgré toutes ces difficultés, ils sont déterminés à continuer et à développer leur activité. “Deux amis devraient bientôt nous rejoindre”, déclare Aynur.

Özgür Kazova a aussi établi un autre précédent pour une usine textile turque, elle vient d’accueillir quelques concerts, Serkan et Aynur déclarent vouloir organiser d’autres évènements de ce type à l’avenir.

Dans le quartier de Rami aux nombreuses usines textiles, les ouvriers travaillent un nombre d’heures épouvantables, dans des conditions difficiles et pour des salaires dérisoires. Le collectif Özgür Kazova espère que leur histoire serve d’exemple à d’autres entreprises.

“L’usine d’en face nous a à l’oeil, observe Serkan, si les autres ouvriers me voient travailler avec le sourire six heures par jour, rester chez moi le week end, emmener ma femme et mes enfants au cinéma une ou deux fois par semaine, prendre six semaines de congé par an… c’est pour ça que nous avons fait tous ces sacrifices”.

Cet article fait partie de la série sur le genre coordonné par Babelmed dans le cadre du programme Ebticar. Traduit de l’italien par Matteo Mancini.

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