La maison jaune de Beyrouth

Urban change

Située dans le quartier d’Achrafieh, la Maison Jaune également appelée Immeuble Barakat (du nom de ses anciens propriétaires) est à la fois un emblème architectural et un symbole historique de la vie des Beyrouthins. Marquée par son histoire, la bâtisse est aujourd’hui au cœur d’un projet de réhabilitation qui la transformera en Musée de l’histoire de la Ville de Beyrouth et Centre Culturel Urbain. Un projet novateur en prise avec des enjeux urbains essentiels.

La Maison Jaune, symbole patrimonial d’une histoire mouvementée

Construite dans les années 20, la Maison Jaune surprend par son originalité. En effet, l’architecte Youssef Aftimos a utilisé une combinaison de pierres naturelles et de béton armé pour la construire. Si sa couleur jaune est due à l’enduit utilisé pour la plupart des bâtiments construits à cette époque, son caractère unique vient de ses façades à trois côtés et de ses vues à 180 degrés. Pour cette originalité, Youssef Aftimos est considéré comme un pionnier du genre. La vie bourgeoise de l’époque a marqué son empreinte sur le bâtiment, notamment par la présence d’escaliers secondaires, construits pour que les bonnes ne traversent pas la zone d’habitation familiale.

La Maison Jaune va jouer un rôle stratégique au cours de la guerre civile qui éclate en 1975 et perdure quinze ans. Il existe alors deux zones à Beyrouth, l’Est et l’Ouest, séparées par une ligne de démarcation appelée ligne verte, en référence à l’importante verdure qui l’entoure. La Maison Jaune se trouve au centre de ce « no man’s land » qui sépare les milices chrétiennes et les forces palestino-communistes à Beyrouth. Elle devient donc une zone stratégique pour les miliciens qui investissent rapidement les lieux et seront appelés les « snipers du Barakat ». Une seule pièce peut être occupée par trois tireurs permettant de surveiller les alentours. Dès lors, l’immeuble autrefois symbole de la pluralité libanaise à trait laïc puisqu’occupé indifféremment par des chrétiens, musulmans, palestiniens ou arméniens, est abandonné par ses habitants.

L’immeuble Barakat, au cœur du débat sur la préservation du patrimoine libanais

La guerre s’achève et les années passent sans qu’aucun musée, mémorial, commémoration ou lieu ne soit réellement consacré à la mémoire de la guerre de « 75-90 » à Beyrouth. Aucun symbole n’est présent pour catalyser une mémoire commune, laissant place à une amnésie collective. Beyrouth, cité « mille fois morte, mille fois revécue », comme l’écrivait la poète Nadia Tuéni, souffre d’une « dubaîfication » et d’une uniformatisation à la mode de la modernité faisant pousser des tours de plus en plus grandes. Seuls quelques squelettes d’immeubles dévastés par la guerre sont encore visibles mais aucune initiative de sauvegarde n’y a pourtant été entreprise.

Une fois de plus, l’immeuble Barakat s’érige en symbole : comme pour oublier et effacer le passé, il est envisagé un temps de le détruire. L’architecte Mona Hallak et d’autres s’y opposent fermement. Un débat sur la préservation du patrimoine libanais voit alors le jour. Finalement, en 1998, le bâtiment devient propriété de la municipalité de Beyrouth et sa destruction est remise en cause. L’artiste Rita Aoun qui a passé des heures dans les appartements dévastés jonchés d’éclats de mortiers et de sacs de sables, est la première à souhaiter transformer la bâtisse en lieu de mémoire : « à chaque seconde, la mémoire se crée. Quand on détruit un immeuble, on détruit la mémoire pour créer celle de l’avenir. Le tout est de savoir quelle mémoire voulons-nous laisser à nos enfants », explique-t-elle.

Un projet de réhabilitation ambitieux : Beit Beirut, Museum and Urban Cultural Center

Quelques années plus tard, en 2006, formalisé par la signature d’un Mémorandum de coopération entre la ville de Beyrouth et de Paris, un projet de réhabilitation voit le jour. L’immeuble Barakat deviendra un Musée de l’Histoire de la capitale libanaise et abritera en outre une médiathèque dédiée aux questions urbaines, un observatoire urbain — centre de recherche sur la ville et un auditorium de 200 places. Le projet s’articule autour d’une réflexion portée par de nombreux architectes, psychologues et intellectuels sur la conservation des dégâts de la guerre.

Lors de la soirée de lancement officiel du projet, le Maire de Paris, Bertrand Delanoë annonce alors que « le travail architectural est articulé autour du respect de la trace du passé, de la conservation, et la reconstruction du bâtiment », précisant que le musée devrait ouvrir ses portes début 2013. L’objectif est de trouver l’équilibre entre ancien et moderne, entre préservation patrimoniale et innovation technologique pour impulser une politique novatrice favorisant « l’émergence d’une nouvelle image de la ville contribuant au rayonnement national et international de la capitale » comme le souligne Abdel Mounem Ariss, alors Président du Conseil Municipal de Beyrouth.

Pour penser le rôle et la place du futur musée et centre culturel Beit Beirut (la maison de Beyrouth), le Service Culturel de l’Ambassade de France à Beyrouth, la municipalité de Beyrouth, la ville de Paris, l’IFPO (Institut Français du Proche-Orient) unissent leurs compétences. Des professionnels de l’institution muséale se retrouvent régulièrement autour de tables rondes pour élaborer les grandes lignes du projet. Jean-Marc Léri, directeur du musée Carnavalet, insiste sur l’importance de l’immeuble comme lieu de conservation, garant de la mémoire. Il souligne le parallèle avec le musée Carnavalet dédié à l’histoire de la ville de Paris créé suite aux massacres de la Commune qui a détruit près d’un quart du patrimoine parisien. Pour lui, l’objectif du musée est donc de conserver pour se souvenir. Pour cela, il lui paraît essentiel de « garder le plus possible les marques de la guerre que l’on peut encore voir sur les façades, ces murs criblés de balles ».

Béatrix Goeneutte, directrice de la Maison de Banlieue et de l’Architecture (Essonne) insiste quant à elle sur l’importance de la dimension pédagogique et de l’interaction avec le public. Des ressources historiques et des visites guidées seront proposées pour permettre au public de mieux comprendre l’environnement historique, culturel et urbain de la ville de Beyrouth. Claire Calogirou, chercheur au CNRS et responsable du département de recherche du MUCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) défend aussi le fait que le Beit Beirut doit s’ouvrir le plus largement possible au public et ne pas se limiter aux simples visiteurs. Pour cela, des salles d’archives consultables et un centre de collecte de données numériques seront créés. Le Beit Beirut accueillera d’ailleurs une partie des collections de photographies de la Fondation Arabe pour l’Image, qui éprouve des difficultés à trouver un lieu de conservation adapté.

Véritable plateforme d’échanges et lieu de débats publics ouvert à tous, le projet a pour objectif de sensibiliser la société civile aux enjeux patrimoniaux et urbains à travers la redécouverte de la ville et de son histoire. Ce projet amorce ainsi une réelle réflexion sur la politique de préservation du patrimoine architecturale de la ville de Beyrouth et sur la nécessité de préserver l’identité de la ville.

Article publié avec l’autorisation de LIBALEL.

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