Rencontre sur les rails

Meeting along the rail lines

This story is included in our book Beirut Re-Collected, an anthology with 20 stories from Beirut. You can buy it in bookstores in Lebanon or order it online

Tous les matins et pendant des années, Béchara Hanna Assi a contemplé à travers la fenêtre d’un train le paysage changeant qui déferlait devant ses yeux en allant au travail. Cinq jours par semaine, il attendait le train à la station de Hadath, au nord-ouest de la capitale. Il se rendait à la gare de Mar Mikhaël où il était en charge du fonctionnement de la salle de contrôle. Son service commençait à 6 h 10.

Nos pas se sont croisés pour la première fois en automne 2009 lorsque Béchara m’emmena en ballade en draisine sur les rails de la station de Mar Mikhaël. C’est grâce à lui que j’ai découvert ce paysage caché, où des herbes folles avaient poussé autour d’infrastructures délaissées comme si elles voulaient les protéger de l’emprise du temps. Depuis, je me passionne pour l’histoire des chemins de fer. Au cours des années et des saisons, je récolte des archives, des récits, des photos, et des cartes, dans le but de raconter l’histoire de la station de Mar Mikhaël et de son gardien.

Une lecture du tracé du chemin de fer

Beyrouth, le 3 août 1895. Le tout premier train quitte la station de Mar Mikhaël, traversant la montagne direction Damas, pour un voyage de neuf heures et de 147 kilomètres. Il s’arrête à Hadath, Baabda, Aley, Bhamdoun, Sofar et Dahr al Baïdar, entre autres, sur une voie étroite de 1,05 m puis il commence sa descente vers la plaine de la Bekaa, et s’arrête à la station de Rayak où des foules sont amassées pour célébrer l’arrivée du chemin de fer au Proche-Orient. De Rayak, le voyage se poursuit jusqu’à Damas, sa destination finale.

En 1891, l’Empire Ottoman octroie à une entreprise française, la Société des Chemins de Fer Ottomans Économiques de Beyrouth-Damas-Hauran, une concession pour construire le premier chemin de fer du Moyen-Orient. Auparavant, durant la période des réformes des tanzimats , entre 1839 et 1876, les premiers services de postes et de télégraphes avaient vu le jour. Ces réformes avaient constitué une tentative de modernisation de l’Empire ottoman pour maintenir et renforcer son unité afin de lutter contre son déclin.

Les Français ont vu dans cette ligne l’opportunité de relier le port de Beyrouth à l’arrière-pays syrien, donnant ainsi à la ville de Damas une ouverture vers la Méditerranée. La mise en place de cette ligne a constitué une réponse au projet britannique de ligne Jaffa-Damas. Si ce dernier avait abouti, le port de Beyrouth n’aurait pas joui du statut de principal port du Proche-Orient devant Haïfa, Saïda, et Tripoli.

Français et Anglais avaient certainement compris l’importance stratégique du projet et ont donc investi dans la construction d’un réseau ferré couvrant les axes commerciaux les plus importants et les routes de pèlerinage.

Par ailleurs, la géographie urbaine de Beyrouth s’est transformée en 1860, avec le début de l’exode rural depuis la Montagne à la suite de troubles confessionnels. Cette période a marqué un tournant pour la ville. Beyrouth est devenu alors une capitale provinciale de l’Empire et son port a dû être agrandi après la création en 1888 de la Compagnie du Port, des Quais et des Entrepôts de Beyrouth. L’urbanisation s’est étendue vers l’Est et l’Ouest, au-delà des sept portes et des remparts de la ville.

Le chemin de fer s’est intégré à ce paysage urbain en mutation. Dans les clichés des photographes Bonfils datant de la fin du XIXe siècle, l’espace situé à l’est du centre historique de la ville paraît rural avec des vergers, des oliviers et des mûriers, très importants pour le commerce des vers de soie, florissant à l’époque.

Située à l’est des souks et de la place du Bourj (aujourd’hui la place des Martyrs), mais aussi sur une plaine entre les collines d’Achrafieh et de Ras Beyrouth, et à proximité du port de la Quarantaine et du fleuve de Beyrouth, la localité de Mar Mikhaël a été choisie pour accueillir en 1895 la première station de train de Beyrouth. Cette station avec ses ateliers de maintenance et ses rails s’étendait sur une surface de 62 000 mètres carrés, façonnant pour toujours l’histoire de ce quartier.

Par la suite, le réseau ferroviaire s’est étendu le long des vieilles routes partant de Beyrouth, la route de Damas, l’ancienne route de Saïda et celle de Tripoli, sculptant le paysage et reliant l’intérieur du pays aux villes côtières. En 1906, un autre réseau est construit et opéré par la Société des Chemins de Fer Damas, Homs et Prolongements (la DHP). Il relie la ville de Rayak, au Liban, aux villes de Homs, Hama et Alep en Syrie. En 1911, une troisième ligne à écartement standard est construite entre Tripoli et Homs. Ultérieurement, dans les années 30, l’Orient Express raccordait déjà Paris à Istanbul. De là, le Taurus Express permettait de continuer le trajet jusqu’au Nord du Liban. Il avait pour terminus Tripoli. Entre les deux guerres mondiales, le réseau ferroviaire transportait quotidiennement des passagers, ainsi que du fret sur la ligne Beyrouth-Damas.

J’ai demandé un jour à mon grand-père, né en 1906 et qui avait siégé au conseil d’administration de la DHP, de me relater ses souvenirs. Il m’a raconté que la ligne de Damas traversait des vergers d’orangers. Les enfants pouvaient sauter pour cueillir des fruits puis remonter dans le train.

Le train qu’il prenait dans les années 30 et 40 s’arrêtait à chaque village et des marchands ambulants se précipitaient à chaque fenêtre pour vendre des paniers de fruits, de la labné (lait caillé égoutté) et du pain markouk (pain très fin). Lorsque je lui ai demandé s’il lisait dans le train il m’a répondu : « Oui. Il y avait des enfants qui vendaient des journaux, des magazines et des romans traduits en arabe et même, si je me rappelle bien, des traductions de Sherlock Holmes. »

Dans les années 40, les Alliés étendent le réseau jusqu’à Haïfa en passant par Beyrouth. En effet, un raccordement direct est envisagé par les Anglais entre la ligne à écartement standard partant de leur base à Haïfa et le chemin de fer de Syrie, plus au nord, qui se terminait à Tripoli. À partir de 1942, un trafic militaire régulier commence sur la ligne Haïfa-Beyrouth-Tripoli. Aujourd’hui, une inscription datant de 1942 et commémorant l’évènement figure toujours sur le viaduc côtier de Nahr el Kalb, au Liban. De Haïfa, les voyageurs peuvent désormais poursuivre leur trajet jusqu’au Caire et connecter l’Europe et l’Afrique devient ainsi possible. Avec l’éclatement du conflit palestino-israélien, la connexion vers Haïfa est supprimée, les trains ne traversent plus la frontière mais s’arrêtent à Naqoura, au Sud Liban. En 1948, la station NBT de Furn el Chebbak à l’est de Beyrouth devient le terminus de la ligne Naqoura-Beyrouth-Tripoli.

Le gardien du chemin de fer

Dans les années 50, un jeune garçon originaire de Jezzine, un village de la région du Sud Liban, entre pour la première fois dans une gare. C’est aussi la première visite de Béchara à Beyrouth. Il accompagne son oncle Karim pendant ses tâches quotidiennes de cheminot à la gare de Mar Mikhaël.

Béchara découvre ce jour-là un endroit magique, bouillonnant de vie et de mouvement, de marchandises, de troupeaux, d’enfants, de fumée et de bruits. C’est alors qu’il décide de devenir cheminot et de suivre les pas de son oncle. Ainsi, en 1963, à l’âge de quinze ans, Béchara commence à travailler à l’Office des Chemins de Fer et des Transports en Commun (OCFTC), une sous-division autonome du ministère des Transports et des Travaux Publics.

Durant les années 60, le transport de fret entre Beyrouth et Damas engrangeait des bénéfices importants. Béchara se souvient que la ligne côtière transportait quotidiennement environ un millier de tonnes de carburant des entrepôts de Zahrani au sud du pays vers les centrales électriques de Beyrouth. Du ciment venait également des usines de Chekka situées au nord pour être distribué dans la capitale.

Bien que le nombre de passagers ait diminué en raison du développement du réseau routier, l’OCFTC assurait un service ferroviaire quotidien entre Beyrouth et Alep, et deux allers-retours par jour entre Beyrouth et Damas.

Le chemin de fer souffre des effets de la guerre civile libanaise qui éclate en 1975. La presse locale publie une chronologie détaillée des actes de sabotage du réseau. En 1975, la ligne Beyrouth-Damas s’arrête de fonctionner et la ligne côtière est endommagée par un attentat à la bombe en 1979. Des miliciens occupent les gares, les utilisant comme lieux de torture. Ils vandalisent les installations et utilisent les locomotives pour ériger des barricades. Alors que la guerre s’étend et que le centre de Beyrouth devient une ligne de démarcation, l’OCFTC transfère son administration à la station de Mar Mikhaël.

Durant des années, Béchara et une poignée de ses collègues dévoués ont poursuivi leur service quotidien à la station de Mar Mikhaël où ils ont réparé les rails endommagés et ont maintenu les trains en état de marche. La guerre faisait toujours rage mais ils continuaient à rouler durant les années 80 même si les liaisons devenaient de plus en plus irrégulières. Malgré la fin de la guerre civile au début des années 90, la longue agonie des chemins de fer a continué à cause notamment des constructions illégales, des destructions sur les voies ferrées et de l’absence totale de volonté politique. Selon Béchara, le dernier train a quitté les cimenteries de Chekka pour Beyrouth en 1997.

Depuis, Béchara et ses collègues sont devenus les gardiens des trains et de leurs secrets. Aujourd’hui, il se remémore les nombreuses nuits durant lesquelles ses camarades et lui avaient trouvé refuge dans la station de Mar Mikhaël en attendant une trêve des combats.

Récemment, lorsque j’emmenais à la gare des gens désireux d’en savoir plus sur les chemins de fer, Béchara exhibait fièrement la photographie du Train de la Paix, accrochée dans son bureau depuis 1991.

Ce jour d’octobre 1991, l’OCFTC avait réparé la ligne côtière entre Beyrouth et Byblos. Pour Béchara et ses collègues, cela constituait la réalisation d’un rêve : assister à la renaissance du trafic ferroviaire au Liban et dans toute la région. Malheureusement, ce rêve fut de courte durée. Le Train de la Paix n’a fait qu’un seul voyage et la remise en état de l’infrastructure ferroviaire n’a figuré dans aucun plan de reconstruction après la guerre civile.

Une promenade à Mar Mikhaël

Aujourd’hui, c’est le vert qui domine à la station de Mar Mikhaël. Le temps semble être suspendu dans les gares et les entrepôts ferroviaires. Attendant une improbable résurrection, ils se sont transformés en friches et jardins sauvages.

Béchara est le guide parfait dans ce paysage caché. La promenade commence à l’ancien hall des guichets. Il désigne l’horloge qui fonctionne toujours parfaitement. C’est une création de Paul Garnier, le célèbre spécialiste français des horloges de gare.

Il emmène les visiteurs dans les différents bâtiments et enseigne aux plus curieux la terminologie ferroviaire. Il explique que le hall des voyageurs fut construit en 1889, par la Compagnie des Chemins de Fer Paris-Lyon. De temps en temps, il interrompt ses explications techniques pour raconter des anecdotes qui s’étaient déroulées dans le café de la gare. Au fur et à mesure que la visite avance et que le visiteur passe devant les locomotives à vapeur criblées de balles, des vestiges romantiques apparaissent : une tour de refroidissement à l’eau, les fondations d’une plaque tournante pour wagons, un amoncellement de rails en acier et des traverses en béton, débris du passé de cet endroit magique.

J’ai exploré les environs de la station l’hiver dernier. J’ai suivi le pont ferroviaire de la rue d’Arménie, la principale artère de Mar Mikhaël, quartier en plein embourgeoisement, et j’ai continué à travers cette friche verte en suivant la trame du chemin de fer. J’ai longé la voie ferrée qui remonte légèrement et mène à un quartier résidentiel. Au cours des années, les constructions ont poussé comme des champignons sur les terrains jouxtant le chemin de fer. Les rails disparaissent dans le sol puis réapparaissent dans ce qui est devenu une vaste décharge exploitée par le voisinage. J’ai poursuivi mon chemin pour arriver à une scène de désolation : la fin de la voie ferrée, brisée et suspendue dans le vide, pour faire place nette à l’autoroute.

Le même jour, j’ai contourné les 400 mètres du mur de béton qui entoure la station et, se faisant tard, j’ai décidé alors de passer voir Béchara pour le saluer. Lorsque je suis arrivée à la rue Ibrahim Pacha où se trouve l’entrée de la station, je l’ai vu enfoncer son béret sur sa tête et monter dans sa voiture. Je ne savais pas que c’était la dernière fois que je voyais Béchara à Mar Mikhaël.

Un vendredi de mai 2012, je traverse la gare désaffectée à sa recherche. La porte de son bureau est fermée et, quand je me renseigne sur ce qu’il était devenu, on me répond que le président du Syndicat des cheminots avait pris sa retraite l’hiver dernier.

Je passe à côté d’une locomotive SLM, de fabrication suisse, peutêtre celle qui a effectué le premier trajet Beyrouth-Damas en août 1895. Je m’arrête et j’ai envie de pleurer. Je m’assois à l’ombre d’un ficus, entourée de papillons et de fleurs sauvages, regardant les rails qui disparaissent sous les herbes et la terre.

Pour le retrouver, j’ai suivi le tracé de la ligne Beyrouth-Damas et j’ai tenté de me renseigner aux alentours de la gare de Hadath. Dans les années 70, au cours de la guerre civile, Béchara avait dû emménager à la station de Hadath pour la protéger de tout vandalisme. Depuis, il boit son café du matin, gardant un oeil sur les rails. Le jour où il a pris sa retraite était un jour morose. Béchara a quitté la ville, et des semaines durant il est resté dans son village natal de Jezzine. Pendant longtemps, il a refusé de parler à quiconque. Les trains n’ont pas pour autant quitté Béchara. Une fois par semaine, il se réfugie auprès de ses locomotives à la recherche d’un peu de calme. Quand je pense à lui, j’entends ses mots : « J’ai les rails et les trains dans le sang. » Pour lui, être cheminot était et reste un art de vivre.

Une ligne pour aller où ?

Béchara se demande souvent comment un système ferroviaire peut simplement cesser d’exister, et quelles sont les raisons qui se cachent derrière l’apathie des responsables. Pour lui, la réponse à ces questions est claire : c’est une affaire de propriété foncière. L’OCFTC possède 401 kilomètres de voies ferrées et presque 80 millions de mètres carrés de terrain. Béchara est conscient que les gens se demandent pourquoi l’OCFTC existe toujours. Ils s’interrogent sur les tâches quotidiennes des travailleurs et des cheminots alors que le réseau ne fonctionne plus. Il convient que cette situation est absurde. Le ministère des Transports n’a pris aucune décision pour mettre fin au système ferroviaire ou dissoudre l’autorité en charge. Si c’était le cas, Béchara estime que des conflits fonciers apparaîtraient. En effet, les descendants de ceux qui ont été expropriés au profit du réseau ferroviaire pourraient réclamer la restitution de leurs biens.

En raison de la corruption et du laisser-faire des autorités, des projets immobiliers ont surgi sur le tracé des voies ferrées, notamment sur la côte. Le béton et la ferraille ont été arrachés, certaines locomotives ont même été vendues au marché noir. Béchara raconte que près de 2300 procès ont été intentés aux contrevenants, mais les décisions de la justice se font toujours attendre.

Il existe des pages et des pages d’études sur la situation du réseau ferroviaire dans le pays et des plans pour le faire redémarrer. Tous les aspects ont été étudiés et soigneusement documentés au cours des trente dernières années. Nous entendons parler de tel projet puis d’un autre, d’une ligne pour le fret, d’une autre pour le tourisme. Béchara estime que réhabiliter seulement une partie du réseau n’est pas la bonne solution. Ce n’est pas ce dont il avait rêvé. L’équation est simple : pour lui, la station de train de Mar Mikhaël est une métaphore de l’identité et du statut trouble du Liban. Il demande alors : « Un train, mais pour aller où ? »

Aujourd’hui, depuis la gare de Mar Mikhaël, il est inimaginable de pouvoir traverser la ville, alors franchir une frontière internationale ! La frontière sud du pays est depuis longtemps une impasse, et actuellement la situation au Nord, en Syrie, est également délicate. Béchara estime que tant que les relations resteront tendues avec les pays limitrophes, le transport ferroviaire n’est pas viable au Liban. Il croit en un réseau qui relierait les pays arabes et les différentes parties du Moyen-Orient. Ce serait un signe de paix et de croissance économique. Dans les années 60, quand il commença à travailler, le syndicat comptait 3000 membres. Aujourd’hui, il n’en reste plus que quarante qui gardent les vieux sites, remplissent les tâches administratives et attendent une maigre pension. Béchara se demande ce qui adviendra du réseau quand les travailleurs qui restent seront mis à la retraite, l’OCFTC ne recrutant plus de nouveaux employés. Qui préservera alors l’héritage des chemins de fer ? Peut-on le laisser ainsi pourrir dans l’oubli ? Les chemins de fer abandonnés au Liban constituent un patrimoine industriel et architectural exceptionnel. Ils se sont transformés, avec le temps, en des lieux sauvages où la nature a repris ses droits.

Les urbanistes et les architectes paysagistes aimeraient que ces lieux deviennent des espaces publics, des parcs ou des musées.

Entre-temps, Béchara demeure le gardien des rails. Il luttera toujours pour garder leur mémoire vivante. Aujourd’hui, il travaille sur un livre et un film documentaire, en attendant comme ses collègues et d’autres citoyens, la renaissance du système ferroviaire libanais.

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