Génération Tahrir

Generation Tahrir

À Khaled

Il y a quelques mois, Esraa al Taweel, une photographe de 23 ans, a disparu. On l’a aperçue deux semaines plus tard dans les geôles pour femmes de Qanater. Elle avait été interrogée dans le sous-sol d’un centre de détention pendant des jours et des nuits, on vient de l’apprendre dans une lettre qui a fuité de la prison. Ahmed Zoala, DJ d’électro shaabi, est mort, assassiné. Tué par une balle de la police dans une manifestation à Matareya, en janvier 2015. Ahmed Douma, 29 ans, révolutionnaire de gauche, lui, a écopé d’une peine de prison à perpétuité pour avoir organisé une manifestation en décembre 2011. Eman Mohamed, rebelle islamiste, a préféré l’exil à la répression qui frappe les proches des Frères musulmans depuis la destitution de Mohamed Morsi par l’armée en 2013. Je fouille dans mes archives photographiques et je retrouve des visages qui ne sont plus ou qui s’effacent doucement…

La jeunesse, étincelle de la révolution égyptienne, star ou anonyme, a disparu des écrans, mais pas seulement. La rue lui a été confisquée. L’avenir du pays réduit au silence, muselé, bâillonné, étouffé. Au pays des pharaons, la répression à l’encontre des jeunes est devenue féroce et arbitraire. Depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Al Sissi, une politique de la terreur s’abat au hasard sur les activistes ou les opposants politiques. Son prédécesseur, le Frère musulman Mohamed Morsi, avait déjà balisé le terrain en matière de restriction des libertés fondamentales. Combien sont-ils à croupir derrière les barreaux sous des chefs d’accusations plus absurdes les uns que les autres ? Combien sont tombés sous les balles ou ont fui l’Égypte ces cinq dernières années ?

Cinq ans plus tard, les préoccupations et les frustrations n’ont pas changé. Les luttes à mener sont les mêmes, mais la bataille se joue en souterrain.

Fuir. Sans se retourner. Dans les larmes, la violence. Acte radical. Comme une mort en soi. Quelques-uns s’y refusent par conviction, la plupart n’a tout simplement pas le choix.

L’ultime symbole de la tyrannie du patriarcat en 2011, c’était Moubarak. Cette figure patriarcale cristallisait tous les malaises contre lesquels la jeunesse voulait se battre. Toutes les violences subies, la révolte qu’elle soit sexuelle, économique ou sociale. Le mal, c’était Moubarak. Et il mettait tout le monde d’accord : il fallait qu’il dégage.

Cinq ans plus tard, les préoccupations et les frustrations n’ont pas changé. Les luttes à mener sont les mêmes, mais la bataille se joue en souterrain. Il faut rester longtemps sur place pour s’en rendre compte, creuser, sonder, fouiller. Les armes sont différentes. La vie culturelle et artistique reprend envers et contre tout. Persuadée que sous ce régime despotique l’Égypte bouge, j’ai cherché sans relâche les preuves de cette émancipation au contact de cette « génération Tahrir ». Comment échapper au contrôle et inventer un modèle de vivre ensemble sous un ciel politique plombé ? Comment rester vivant, debout et digne dans ce chaos terrifiant? Mes images ne seront jamais assez puissantes pour exprimer la violence que la jeunesse affronte au quotidien.

Dans un contexte de propagande, où l’Etat s’efforce de réécrire l’histoire, de réinventer ses héros, de maquiller la vérité, je ressens l’urgence de publier ce livre.

J’ai quitté l’Égypte en septembre 2013, arrachée à l’endroit où je me sentais chez moi. J’étais enceinte, les conditions de travail des journalistes et des photographes étaient devenues terribles depuis le massacre de Rabaa. Depuis le mois de mai 2014, j’y retourne régulièrement.

Dans un contexte de propagande, où l’Etat s’efforce de réécrire l’histoire, de réinventer ses héros, de maquiller la vérité, je ressens l’urgence de publier ce livre, de proposer une vision personnelle de ce temps de l’histoire égyptienne. Parce que malgré le climat délétère et le sentiment légitime de beaucoup de jeunes qui se sentent sacrifiés, je puise mon énergie dans cette jeunesse. Je conçois ce livre comme la trace d’une histoire inachevée. Pour que les images restent quand les visages s’effacent de nos mémoires.


Le texte et les images sont extrait du livre Génération Tahrir de Pauline Beugnies.

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