Abou Hassan

Le vieil homme et nos poubelles

Cet article est un extrait de notre livre Beyrouth, chroniques et détours publié en mars 2014 par la maison d’édition Tamyras.

Note de l’auteure : Voilà le portrait de Abou Hassan, ce vieil homme de plus de 80 ans qui n’a jamais arrêté de travailler de sa vie, qu’il pleuve, qu’il guerre ou qu’il tombe malade.

Je l’ai croisé l’autre jour, fière de lui annoncer que son histoire était désormais publiée dans un livre, mais il n’a pas prêté beaucoup d’attention à ce que je lui disais. Sa femme est très malade, elle a été plusieurs jours dans le coma et il n’arrive pas à payer les nombreux médicaments qu’il lui faut.

Alors j’ai pensé à vous tous qui avez lu son histoire, et qui peut-être aimeriez l’aider un peu, avec ce que vous pouvez, même une somme symbolique. Pour ceux qui veulent, je propose de collecter l’argent en début de semaine prochaine. Vous pouvez m’envoyer un mail : marisol.rifai@gmail.com.

Abu Hassan

Du plus loin que je m’en souvienne, Abou Hassan existe dans mes souvenirs. Je me rappelle même un jour, à six ou sept ans, avoir demandé à ma mère: «Mais il est très vieux l’homme qui ramasse les poubelles de l’immeuble, il va vivre encore longtemps?» C’était il y a vingt ans… Et Abou Hassan continue aujourd’hui à ramasser les poubelles de l’impasse en face de la grande roue de Manara.

Il est né en 1928, « à l’époque du mandat français », aime-t-il préciser, mais il ne se souvient pas de la date exacte. Originaires du village de Kherbet Selm au Sud Liban à la frontière avec Israël, ses parents émigrent à Beyrouth avec leurs dix enfants à la recherche d’opportunités de travail. Ali et ses frères et sœurs vont à l’école primaire, mais abandonnent rapidement leurs études pour soutenir la famille. «J’ai dû grandir très vite. À douze ans, mes parents comptaient déjà sur moi pour les aider et, à seize ans, j’étais marié.» Silence gêné. Sa femme c’est aussi sa cousine et ils auront douze enfants. « C’était comme ça à l’époque, on ne se posait pas beaucoup de questions. »

Abou Hassan semble ému de remonter si loin dans ses souvenirs. Beyrouth, la ville grise, bétonnée et bordélique, qu’il connaît si bien, n’était jadis que «des terrains vagues à perte de vue, semés d’oliviers, de cactus et d’orangers, où s’élevaient de vieilles maisons en pierre, ici et là. On avait vue sur la mer de partout. » Abou Hassan ne déroge pas à la règle de tous les Libanais ; il est lui aussi un inconditionnel nostalgique du temps où le Liban prospérait et brillait de mille feux. Les feux de la guerre civile, les tirs, les bombardements, sont également synonymes de bons souvenirs pour le vieil homme. «Que m’a apporté la paix dans mon quotidien? Des voisins de plus en plus égoïstes et matérialistes et des produits de première nécessité de plus en plus chers. On vit aujourd’hui une autre guerre qui ne dit pas son nom et qui nous tue à petit feu. »

Mais Abou Hassan ne se laisse pas abattre. Ni par la pauvreté, ni par les guerres, ni par son vieil âge. Et c’est le travail qui lui donne la force de continuer, tous les jours, à faire le tour des poubelles de la ville, à la recherche de cartons, de morceaux de plastique, de canettes et de bouteilles en verre, abandonnés par un couple qui vient de déménager, un chantier en construction ou une fête un peu trop arrosée d’étudiants en quête de sens à leur vie.

Sa journée commence à 2 h du matin. Avec son camion, il sillonne la ville pour être le premier à dénicher les perles rares qu’il vendra au lever du jour à Dahieh, la banlieue sud de Beyrouth, contre une vingtaine de dollars. Après cela, la journée est loin d’être finie. Le vieil homme a aussi ses « clients privés », des habitants d’immeubles sans concierge, pour qui il ramasse quotidiennement les poubelles. « Chacun, selon sa générosité, me donne une petite somme à la fin du mois, en général cinq à sept dollars. » À 13 h il rentre enfin chez lui retrouver sa femme, « le temps de prier et de manger, mais je ressors me balader avec des amis car je ne peux pas tenir en place chez moi à ne rien faire.» La journée d’Abou Hassan s’achève à 19 h. Mais une autre recommence très vite quelques heures plus tard. Tous les jours de l’année, « même les dimanches et jours de fêtes ».

Cela fait plus de 70 ans que Ali travaille et jamais il n’a songé à prendre des vacances, « pour quoi faire et qui ramasserait les poubelles ce jour-là ? » Avant de se lancer en indépendant dans le métier, Abou Hassan ramassait les poubelles pour la municipalité de Beyrouth. «J’ai commencé à me faire des clients durant les quinze jours de congés payés auxquels j’avais droit. Je passais proposer mes services dans les immeubles de la ville. » Pourquoi cet acharnement sans répit au travail ? La nécessité de survivre au quotidien ? Sûrement. « Ma femme est malade et je dois payer plus d’un million de livres en médicaments tous les mois. » Mais il y a également un rythme nécessaire qu’il s’est imposé au fil des années et qui l’a maintenu en vie. Car derrière ce vieil homme dont la force semble inébranlable, ce sont aussi les blessures d’un petit garçon qui rêvait de faire des études, d’un père meurtri par la mort de l’un de ses enfants et d’un homme qui n’a jamais pardonné à ses frères et sœurs ayant fait fortune en Allemagne de l’avoir abandonné, qui ressurgissent parfois. Pourtant, et malgré les difficultés du quotidien, Abou Hassan aime son métier. «Je n’ai pas de chef, je suis libre de mon temps et de mes mouvements », dit celui qui, tous les jours et avec la même constance, se lève en pleine nuit pour nettoyer la ville et recycler ce qui peut l’être.

Aujourd’hui, Abou Hassan est fier d’être arrière-arrière-grand- père. « Je n’ai pas pu offrir à mes enfants de grandes études, mais j’ai toujours veillé à les éduquer dans l’amour de Dieu et le respect des autres, donc loin de la politique!», confie le vieil homme pour qui la religion est au cœur de la vie. Après le travail, il ne consent à se poser que pour écouter des versets du Coran «qui me transportent dans un autre monde» ou les nouvelles, autant locales qu’internationales. « J’aime être au courant de ce qui se passe dans le monde, voir comment vivent les gens de l’autre côté de la planète. L’autre jour il y avait un reportage sur les États-Unis, et j’ai été étonné de voir que dans certaines régions du pays, une grande partie de la population vit sous le seuil de pauvreté. Je pensais que ça n’arrivait que dans les pays du tiers-monde ! »

Abou Hassan commence à s’impatienter. L’interview a sans doute duré trop longtemps et les poubelles s’accumulent en attendant. En tout cas, ce n’est pas demain la veille qu’il arrêtera de travailler. « Même sous les bombes pendant la guerre je ne me suis pas arrêté une seule journée ! » Et il repart, le vieil homme chauve au visage tout ridé et au dos courbé, un grand sac poubelle noir à la main.

Abu Hassan

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