De la graphie arabe à l’alphabet latin

Partie 1

1928 est une date cruciale de l’histoire de la Turquie contemporaine. Dans le cadre des réformes kémalistes visant à moderniser la Turquie et à rompre avec le passé ottoman, Atatürk, fondateur de la République en 1923, décide de remplacer l’alphabet arabe par l’alphabet latin. En Turquie, cette réforme est toujours saluée comme un succès majeur des débuts de la République pour son rôle moteur dans l’alphabétisation du pays. Voilà pour l’histoire officielle.

Mustafa Kemal, inspecting the new literacy skills of functionaries in Sivas, September 1928.
Mustafa Kemal, inspecting the new literacy skills of functionaries in Sivas, September 1928.

Mustafa Kemal inspecte les nouvelles compétences alphabétiques des fonctionnaire à Sivas en septembre 1928.

Mais très peu de travaux critiques ont été menés sur les réformes concomitantes de l’alphabet et de la langue turque. Emmanuel Szurek, doctorant en histoire à l’école de hautes études en sciences sociales, EHESS, s’intéresse aux relations entre langue et politique en Turquie au XXème siècle, et plus particulièrement à l’invention d’un alphabet turc.

Comment peut-on définir la langue ottomane de la fin de l’Empire ottoman ?

Elle se caractérise par un phénomène de diglossie, c’est-à-dire qu’en théorie il y a deux variations dans une même langue, une variation haute et une variation basse (cf. arabe littéraire/arabe dialectal). Dans la pratique, on serait plus proche d’un continuum de registres linguistiques : les individus parlent différentes langues à différents moments et avec différents interlocuteurs. Pour simplifier, disons que la variation haute est la langue des élites, de l’aristocratie, de la littérature de cour. Elle emprunte de nombreux mots à l’arabe et au persan qui peuvent représenter jusqu’à 80% du lexique. Un grand nombre de ses constructions syntaxiques sont directement importées de l’arabe et du persan, qui sont des langues complètement différentes sur le plan grammatical. Le turc est une langue turco-mongole, l’arabe une langue sémitique et le persan une langue indo-européenne : ce qui donne trois grammaires très différentes les unes des autres. La variation haute était une langue très ampoulée et incompréhensible de la masse de la population non-alphabétisée qui représentait à peu près 90% de la population de la Turquie en 1927.

La langue que parlait le peuple était-elle plus proche du turc?

Difficile à dire. On avait une mosaïque de dialectes plutôt qu’une langue unifiée et standardisée que l’on pourrait appeler « le turc ». Cela dit, les parlers populaires utilisent plus de mots turcs, c’est-à-dire issus du fonds turcique. C’était une variation beaucoup plus simple en termes de grammaire, puisqu’il n’y avait pas trois systèmes grammaticaux mais un seul : le système turc.

A partir de quand l’alphabet arabe a-t-il été utilisé ?

Cela remonte au X-XIème siècle, depuis que les Turcs ont été convertis à l’Islam et surtout depuis que des lettrés sont rentrés dans les systèmes bureaucratiques des États musulmans du Moyen Âge de l’espace arabo-iranien. Il existe un célèbre dictionnaire turc-arabe daté des années 1070 écrit en caractères arabes. Avant l’alphabet arabe, d’autres alphabets ont été utilisés pour transcrire la langue des peuples turciques, dont les fameuses « runes » de l’Orkhon et l’alphabet sogdien.

Quelle ont été, par la suite, les remises en cause de l’alphabet arabe ?

Il faut distinguer la question de l’alphabet et la question de la langue. Dès les années 1860, des lettrés ottomans posent le problème en terme de « simplification » de la langue : il s’agit d’évincer autant que possible les structures syntaxiques arabo-persanes et les mots arabes et persans pour lesquels il existe un équivalent turc. C’est la période où apparaît dans l’Empire ottoman une presse commerciale privée qui avait le souci de se vendre, de trouver un lectorat. De fait, l’émergence d’un capitalisme de presse a justifié l’utilisation d’une langue plus simple.

Concernant l’alphabet, il y a eu une réflexion pour latiniser les caractères arabes dès les années 1860. C’est un Azéri, l’écrivain Mirza Feth Ali Ahunzade, qui voulait d’abord simplifier les caractères arabes. Essuyant un refus du sultan, il a fini par proposer son propre système de notation de la langue turque en caractères latins. Jusqu’à la révolution Jeunes-Turcs de 1908 prévalent des initiatives ponctuelles. En 1909 est créée une association qui milite pour la notation du turc non plus selon la graphie arabe traditionnelle mais en séparant les lettres dans le mot. Dans la graphie arabe, en effet, la même lettre change de forme selon qu’elle se situe au début, au milieu ou à la fin du mot, et selon la lettre qui la précède. Cela pose des problèmes pour la typographie et donc l’imprimerie.

La langue devient vraiment un enjeu politique avec la révolution Jeunes-Turcs qui marque une cristallisation identitaire très forte autour du nationalisme turc. La langue devient un vecteur de fabrication de la nation turque. Dans les années 1926-1928, la latinisation est popularisée et vulgarisée par la classe kémaliste : des fonctionnaires, des ministres. Mais cette idée reste très minoritaire dans la société.

Affiche du CHP – Parti Républicain du Peuple (1930). « L’ancien alphabet était très difficile. Le nouvel alphabet a rendu la lecture et l’écriture plus faciles. Après la réforme, les écoles se sont multipliées. Les Écoles de la Nation se sont ouverts : jeunes et vieux, tout le monde apprend à lire. »

Pourquoi la réforme arrive t-elle en 1928 ?

La réforme intervient à un moment où la prise de contrôle des rouages de l’État par les kémalistes est achevée. Depuis 1925, la liberté d’expression est beaucoup plus restreinte ; le régime de parti unique prend racine. La réforme de l’alphabet est une réforme beaucoup plus importante que toutes celles qui ont été menées auparavant car c’est une réforme qui marque la prise de position du pouvoir kémaliste non seulement sur la culture et le savoir, mais même sur la cognition. L’alphabet ne définit pas seulement la lecture mais même la manière dont on voit le monde.

Quels étaient les objectifs du processus de réforme ? L’alphabétisation ?

Oui, c’est exact et c’est très important. Les kémalistes sont influencés par une mentalité de missionnaires : «Nous allons apporter la connaissance, le progrès, les lumières». Il serait tentant de caractériser cet état d’esprit comme colonial mais il faut bien voir que c’est la même attitude qu’a eue la République Française envers ses paysans, dans une logique assez classique de construction nationale.

A un niveau plus général, j’ai recensé trois objectifs : d’abord la nationalisation, imposer un alphabet standardisé à une société que l’on s’efforce d’homogénéiser. Deuxièmement, la rationalisation, il faut rendre plus simple le maniement de l’écriture, c’est pourquoi le nouvel alphabet est phonétique. Un son est égal à une lettre et réciproquement. Il s’agit de faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, ainsi que le travail typographique. Troisièmement, la création d’un instrument de domination symbolique : les kémalistes s’arrogent le monopole de la définition légitime de la « graphie droite » (l’orthographe), à la place des élites intellectuelles traditionnelles. Concrètement, au village, celui qui va dominer n’est plus l’imam ou le hodja mais l’instituteur formé par le régime.

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