Egypte: littérature et révolution
De Sonallah Ibrahim à Mohammed al-Fakharani en passant par Mohammed el-Bisatie et Alaa al-Aswani, les écrivains ont accompagné le bouillonnement pré-révolutionnaire des dix dernières années. Leurs œuvres ont décrit les exactions policières et l’aggravation des inégalités sociales, et ont souvent fait des femmes les porte-voix du refus de l’ordre établi. Contribuant ainsi à l’émergence d’un discours critique de la réalité.
Poétiques de la colère
Depuis que, dans un formidable élan collectif, les tunisiens puis les égyptiens ont acculé au départ leurs dictateurs, le “réveil arabe” fait la une de tous les médias. Mais dans les envolées panégyriques destinées “aux jeunes du Facebook”, des années de résistances sont souvent gommées. C’est le cas de la lutte des petits paysans locataires contre la déréglementation des loyers en 1997, le million de manifestants solidaires de la deuxième Intifada en octobre 2000, l’occupation de la place Tahrir le 20 mars 2003 contre l’invasion américaine de l’Irak, le lancement de Kefaya (Ça Suffit! Mouvement contre un nouveau mandat à Moubarak) en 2004, la grève générale du textile à Mahalla dans le Delta en décembre 2006, puis le soulèvement populaire dans la ville en avril 2008. Dans ce bouillonnement des dix dernières années, les écrivains n’ont pas été en reste. En octobre 2003, Sonallah Ibrahim mettait ainsi tout l’establishment culturel et littéraire mal à l’aise en refusant la distinction qui venait de lui être attribuée par le Conseil Suprême de la Culture. En présence du ministre, il déclarait ne pouvoir accepter un prix (d’une valeur de 100.000 LE, environ 12.500 Euros) “octroyé par un gouvernement qui, à [ses] yeux, ne disposait d’aucune crédibilité pour le faire”.
Corruption et torture
Pour les familiers de l’œuvre d’Ibrahim, cette prise de position est cohérente avec les thèmes de ses romans, dont deux au moins peuvent être considérés comme des allégories critiques de l’Égypte de Moubarak, des “acteurs actifs de la lecture et l’écriture d’une réalité collective”, d’après les termes de la critique Samia Mehrez. Dans Dhat (Actes Sud, 1993, pour la traduction française), une femme de la classe moyenne se débat dans un calvaire quotidien, victime de la libéralisation de l’économie qui fait flamber les prix. Les chapitres consacrés à son histoire alternent avec ceux où l’auteur juxtapose des coupures de presse qui immergent le lecteur dans la gabegie et la corruption devenues monnaie courante. Dans Charaf (Actes Sud, 1999) un jeune accusé d’avoir tué un étranger qui cherchait à le violer, fait l’apprentissage de la vie en prison. Pendant ses premiers jours au poste, il expérimente à ses dépens les méthodes d’enquête de la police sous Moubarak. Dépouillé de ses vêtements, menotté et pendu au plafond, il est battu, fouetté et électrocuté : il finit par endosser la version de ses bourreaux qui l’accusent d’homicide volontaire.
On retrouve cette scène de torture dans des dizaines d’autres œuvres, de Cela arrive en Egypte maintenant, (1978) de Yusuf al-Qaid à Zahret al-Bustan de Khaled Ismaël (2010). Mais c’est à travers L’immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006) qu’elle a connu le plus d’écho. Taha, le fils du portier à qui l’entrée de l’académie de police a été refusée à cause du métier de son père, se fait arrêter lors d’une manifestation à l’université du Caire. L’officier de police qui veut lui faire avouer ses activités islamistes le torture et le fait violer. Le best-seller d’Alaa al-Aswani, adapté à l’écran au cinéma et à la télévision, traduit en 27 langues, doit entre-autres son succès à son “panorama” des maux sociaux à l’origine de la révolution, du chômage des jeunes (Taha et sa fiancée Buthayna, employée dans une boutique de vêtements) à la corruption vertigineuse d’hommes d’affaires liés au pouvoir (Hagg Azzam).
Si Aswani ne fait pas partie des vétérans de l’opposition comme Sonallah – qui peut se targuer d’être l’un des représentants de ce qui est appelé « la littérature des prisons » grâce à sa description des geôles nassériennes, il n’a pas limité ses critiques de l’autoritarisme et du népotisme à son œuvre romanesque. Il a également utilisé sa notoriété d’écrivain pour populariser ses prises de position dans ses chroniques hebdomadaires. Avec d’autres romanciers, parmi lesquels Mohammed el-Bisatie, Radwa Ashour, Mahmoud al-Wardani, il signait, dès 2005, les communiqués de l’Association Artistes et Écrivains pour le Changement qui se prononçaient contre un nouveau mandat à Moubarak.
L’écho des colères collectives
Si les œuvres d’Ibrahim et d’Aswani ne laissent pas beaucoup d’espace à l’espoir, avec la montée de Kefaya et des mouvements sociaux, le thème de la résistance collective a fait son chemin dans les œuvres littéraires et artistiques. Dans Un intermède pour l’étonnement, (Fasel lil dahsha, 2007) de Muhammad al-Fakharani, le narrateur passe du bidonville où il habite au centre-ville où il manifeste avec d’autres individus venus d’ailleurs dans la grande ville. La poésie, scandée en musique, au théâtre ou tout simplement récitée, a accompagné l’agitation militante et la trame de «la première BD égyptienne», Métro de Magdi al-Shafii, est entre autres construite autour des manifestations de 2005 contre le changement de la constitution en faveur d’un nouveau mandat à Hosni Moubarak.
Les écrivains se sont fait l’écho de cette résistance, qui, du spectaculaire sit-in des juges refusant la tutelle de l’exécutif en 2006 aux marches de femmes protestant contre le manque d’eau potable dans le village d’al-Birilus en 2008, se faisait de plus en plus grondante. Dans Istassia, de Khayri Shalabi (2010) une femme pleure toutes les nuits son fils, assassiné lâchement. A force de persévérance, défiant l’agacement et le malaise de tout le village, elle réussit à gagner à sa cause le narrateur, avocat et fils d’un notable et cheikh influent. La femme copte, illettrée, pousse l’efendi musulman à s’affronter à un réseau de corruption impliquant des membres de sa propre famille, et à préférer la justice aux alliances tribales et religieuses, secondée par la mère et l’épouse du narrateur. Une thématique qui donne justice au rôle des femmes, primordial dans les mouvements sociaux égyptiens, depuis la révolution de 1919 contre l’occupation britannique à celle de 2011.
Qu’elles soient comme Dhat désespérées par le poids du quotidien, comme Buthayna résignées à la solution du moindre-mal à la misère ou comme Istassia une icône de la résistance face à l’injustice, les femmes sont les pivots de ces romans de la colère. La structure polyphonique de La Faim par Mohammed el-Bisatie (Actes Sud, 2011), accentue ainsi le courage de l’épouse qui lutte pour assurer au mari et au fils leur misérable pitance quotidienne.
Si toutes ces œuvres reflètent la problématique du manque de justice sociale (l’une des trois revendications centrales de la révolution), celles de Sonallah Ibrahim élaborent un discours critique désignant l’économie de marché comme responsable des inégalités de classe.
Grâce à une structure narrative complexe, qui place le récit au cœur des bribes du réel qu’il nous est donné de déchiffrer dans la presse, Dhat dissèque les conséquences concrètes du néo-libéralisme, dont l’introduction en Égypte est intrinsèquement liée à la corruption et qui a creusé un gigantesque fossé entre riches et pauvres. Dans sa critique de ce système, Ibrahim a été le précurseur des luttes actuelles des salariés, qui commencent à s’organiser dans des syndicats indépendants constitués durant la révolution. La précision de son jugement confirme qu‘au-delà de leur engagement personnel, les écrivains ont par leurs œuvres participé à une lecture de la réalité décisive dans la bataille contre le régime de Moubarak. Et dans toutes celles à mener pour éviter que la société égyptienne de l’avenir ne ressemble à celle décrite par Ahmed Khalid Tawfiq dans Utopia. Ce roman situé en 2023, met en scène des habitants d’une Gated Community qui s’amusent à partir à la “chasse à l’humain” dans la ville transformée en un gigantesque bidonville. Une vision futuriste contre laquelle il n’y a de meilleur antidote que “les journées à Tahrir.”
Par Dina Heshmat, publié avec l’autorisation de Babelmed, partenaire de Mashallah News.