L’immuable portraitiste

Entretien avec Ali Omar

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Ali Omar est un peintre kurde syrien installé à Istanbul depuis 2014 après une escale de quelques mois à Erbil. Auparavant, il avait passé trois années à peindre, isolé, dans son village de Tepke, proche des frontières turques et irakiennes. Dans ses portraits multicolores où le fond et la forme dialoguent avec subtilité, Ali Omar cherche à dessiner sur des visages les tensions cachées à l’intérieur de l’humain, questionnant de cette manière la relation forte mais complexe entre le corps et l’esprit. En recommençant toujours le même portrait dans d’infinies variations, il avance chaque fois plus loin à la recherche d’une essence humaine insaisissable et changeante, échappant au seul absolu qu’est la mort.

Avez-vous toujours voulu devenir peintre?

Il me semble que oui. J’ai commencé à peindre quand j’étais enfant. Je me souviens que vers mes dix ans, quand l’école du village fermait pour l’été, mon père m’emmenait avec lui dans sa voiture pour aller acheter du matériel de peinture. Quand, pour les premières fois, je me suis essayé à la peinture à l’huile, je n’avais jamais entendu parler de térébenthine. Alors, J’ai mélangé les pigments que mon père avait achetés avec de l’huile de cuisine ! Même si aujourd’hui j’utilise de l’huile professionnelle pour la peinture et de meilleurs pigments, je n’oublierai jamais ces premiers pigments. Chaque fois que je sens l’odeur de l’huile, leur souvenir me revient.

Vous est-il arrivé de vouloir renoncer à peindre?

Je vais vous raconter une histoire à ce sujet. Quand j’avais environ treize ans, j’avais un prof d’arabe qui m’aimait beaucoup. Il me prêtait des livres au sujet desquels nous avions de nombreuses discussions. Il était heureux de voir que je m’intéressais à la langue arabe. Quand il a appris que je peignais, il est venu vers moi et m’a demandé : «Sais-tu ce que cela signifie d’être peintre? Être peintre, cela signifie être faible et impuissant. Et parce que tu es faible et impuissant dans le monde réel, tu essayes de réaliser tes rêves sur tes toiles !» Jusque là, je ne m’étais jamais vraiment posé la question. Je peignais simplement parce que j’en avais envie. Mais après ça, j’étais tellement effrayé à l’idée d’être faible que j’ai arrêté de peindre pendant presque une année.

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Et qu’est-ce qui vous a décidé à recommencer?

Même si j’avais cessé de peindre, l’envie était toujours présente en moi. En fait, plus j’essayais de la faire taire, plus elle grandissait. J’étais coincé entre ce que m’avait dit ce professeur et mon désir profond. Finalement, un jour, je me suis assis et je me suis demandé s’il avait raison. Après tout, ce n’était qu’un professeur, pas Dieu. Et puis, j’avais découvert le nom de grands artistes, comme Michelangelo ou Rembrandt, dont l’œuvre était d’une telle puissance qu’elle avait traversé le temps, même si elle avait été créée à des époques lointaines et parfois troublées. En fait ils étaient loin d’avoir été impuissants : ils avaient eu une influence décisive sur la culture européenne et avaient permis à de nombreuse personnes d’éprouver la beauté et de se rapprocher d’elles-mêmes, ce qui est le sens véritable de l’art. Cela m’a rassuré sur mon choix d’être peintre.

Repensez-vous souvent à cette période quand vous peignez?

Cela m’arrive. Je me demande souvent d’où vient ce désir de peindre. Essayez d’imaginer la première personne qui a commencé à faire de la peinture : elle a tracé des lignes et des formes avec de la terre ou des cendres sur les parois d’une grotte. Pourquoi a-t-elle fait ce geste? Personne ne lui avait dit ce qu’était l’art ou la peinture. C’est donc que ce désir doit être quelque chose d’humain, quelque chose de profondément ancré en nous.

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En ce moment, vous peignez uniquement des portraits. Pourquoi avez-vous choisi ce thème ?

Parce que c’est simple. Tous les peintres se sont essayés au moins une fois au portrait. La peinture est quelque chose qui provoque des sensations sans forcément avoir besoin de raconter une histoire. Autrement, j’aurais pu écrire des romans. En fait, cela me donne une grande liberté pour développer ma technique et mon style, sans essayer de copier les thèmes de quelqu’un d’autre. Certains artistes font de l’abstrait par exemple, simplement pour ne pas faire du figuratif, mais sans que cela corresponde toujours à une recherche personnelle. Ensuite, ils font croire aux gens qu’ils sont idiots de ne pas les comprendre, alors qu’eux-même ne comprennent pas ce qu’ils font!

On dirait que vous peignez toujours le même visage. Est-ce le visage de quelqu’un en particulier ?

J’ai un neveu qui me demandait chaque fois qu’il voyait mes tableaux : « Pourquoi peins-tu toujours mon père ? »  Mais, je ne peins pas vraiment quelqu’un en particulier, même si je suis influencé pas les personnes que j’ai côtoyées. Parfois, j’ai l’impression de me peindre moi-même… Un jour, en voyant mon travail, quelqu’un m’a demandé pourquoi mes portraits sont toujours chauves, alors que j’ai tellement de cheveux ! C’est sûrement vrai qu’il y a beaucoup de moi dans ces portraits mais ce n’est pas pour autant que je dois en faire des miroirs. Parfois, je rencontre certain de ces visages dans mes rêves. Je crois que ce que j’essaye de capturer n’appartient pas forcement au monde physique.

Mixed materials on canvas 125x133Vous avez peint beaucoup de vos toiles dans votre village en Syrie. Est-ce que cela fait une grande différence de peindre à Istanbul maintenant ?

Pas tellement. J’ai aussi peint à différents endroits en Syrie et en Irak. Je pense que la plus grande différence est qu’à Istanbul j’ai la chance de voir plus. L’histoire et la nature sont très riches ici. La ville a beaucoup de couleurs différentes, ce qui se répercute sur mon travail. Mais le désir de peindre reste le même. J’aime beaucoup visiter les bâtiments historiques et voir ce qu’ils sont devenus à travers les siècles, en subissant les accidents de l’histoire.

Maintenant que vous avez cet atelier dans le quartier de Balat, avez-vous des projets pour le futur ?

Pas vraiment, ce n’est pas quelque chose auquel j’essaye de penser.

Pourquoi ?

Beaucoup de choses arrivent par accident. Par exemple, lorsque je projette de la couleur sur mes toiles, je ne sais jamais exactement quel sera le résultat. Je peux comprendre les propriétés des pigments et essayer de les maîtriser mais il y aura toujours une part de hasard. Et un accident peut changer complètement une toile, ou la vie. Je crois qu’en acceptant ces accidents on a plus de chances d’être soi-même. C’est ce qui me fait continuer à peindre.

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Cette interview a été réalisée en septembre 2015 par WAHA Art Initiative. Elle a été publiée dans le catalogue de l’exposition Hussain Tarabie & Ali Omar à l’ICAM en février 2016.

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