Le prince gitan
Cet article est un extrait de notre livre Beyrouth, chroniques et détours publié en mars 2014.
Un jeune garçon désargenté rencontre un riche excentrique qui va changer sa vie à tout jamais. Voilà un scénario tout droit sorti d’Hollywood, pensais-je. Mais c’est aussi la vie de Bilal. Parti de rien, son succès est le genre d’histoire que l’on voit si souvent sur le grand écran. Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples qu’au cinéma. Bilal vit entre deux mondes qui se rejettent.
Bilal est dom. Les Doms sont les héritiers d’une ancienne culture nomade à cheval entre l’Asie et le Moyen-Orient. Ils vivent majoritairement en Syrie, en Jordanie et au Liban, dans des tentes ou des bidonvilles, en marge de la société, sans électricité ni eau courante. Rares sont les Libanais non-doms – gadjos – qui connaissent même le mot « Dom ». En revanche, la plupart les connaissent en tant que nawar, un terme péjoratif associé aux communautés tsiganes, et les accusent d’être mendiants, pickpockets et prostituées. Cet ostracisme constant a rendu les Doms méfiants et enclins à se couper du reste de la société libanaise. Le peu que l’on sait de cette communauté est une compilation de demi-vérités invérifiables. En effet, les Doms racontent souvent ce que les observateurs extérieurs souhaiteraient entendre.
Bilal se souvient de son enfance simple. Son père était un dentiste itinérant, allant de village en village pour offrir ses services. Son grand-père était ce que les Doms appellent un prince: il moulait le café et servait de médiateur lors de conflits au sein du clan, apaisant les rancœurs autour d’une tasse du liquide brûlant. Leurs parents s’étant séparés quand il était très jeune, Bilal et ses trois frères et sœurs alternaient entre le père et la mère, entre le Liban et la Syrie. À l’âge de neuf ans, Bilal a commencé à cirer des chaussures dans la rue pour gagner sa vie. Le soir, sa famille et les membres de la communauté se retrouvaient souvent pour chanter des chansons traditionnelles en domari, la langue des Doms.
Un jour, alors que Bilal travaillait à Kaslik, dans la banlieue beyrouthine, il se met à chanter une chanson en domari. Il s’en souvient encore : dalaleh, dalaleh, qui parle, me dit-il, d’une petite fille choyée par sa famille.
À ce moment-là, son chemin croise celui de Michel Elefteriades – l’homme qui va changer sa vie pour toujours.
Comment décrire Michel? C’est un personnage sorti tout droit d’un roman d’aventures – dont il est le protagoniste, bien sûr. Tour à tour politicien, milicien, musicien et businessman, il se fait aussi appeler sobrement : « Son Altesse Impériale Michel Ier de Nowheristan », un minuscule pays dont la capitale se situe dans un ancien restaurant du centre-ville de Beyrouth, juste à côté du cabaret dont Michel est propriétaire, le Music Hall.
Parmi ses nombreuses péripéties – des salles de torture de la guerre civile libanaise aux champs de cannes à sucre de Cuba – l’aventurier gréco-libanais a notamment passé du temps dans un camp rom en Serbie. Ainsi, lorsqu’il entend un adolescent chanter devant son bureau à Kaslik dans une langue étrangement similaire à celle qu’il avait apprise dans les Balkans, cela excite forcément sa curiosité.
« Tu sais chanter ? », demande-t-il à Bilal.
« Tous les gitans savent chanter », répond le gamin de douze ans. Michel est frappé par le charisme de Bilal, son aura positive et sa beauté poignante. Même si Bilal a grandi avec la peur des gadjos, il se sent immédiatement à l’aise avec Michel. L’homme lui tend cent dollars, puis appelle son chauffeur: celui-ci doit conduire l’enfant à des cours de oud et de chant tous les deux jours.
Seize ans plus tard…
Chaque vendredi, le Music Hall se remplit d’une faune pailletée typiquement beyrouthine : belles jeunes femmes en robes ultra-moulantes accompagnées par des hommes en jeans-chemise; couples plus âgés, impeccablement coiffés, et parfaitement à l’aise dans l’intérieur luxueux du cabaret. De larges roses dorées encadrent la scène. Le rideau rouge s’ouvre alors que l’on annonce le prochain spectacle : Bilal, le prince gitan.
Ses longs cheveux tombent en vagues noires sur ses épaules, un sourire contagieux s’esquisse sur ses lèvres. Sa voix remplit l’auditorium entier tandis qu’il ondule des épaules. La foule chante avec lui les paroles des chansons traditionnelles libanaises et syriennes qui l’ont rendu populaire. Il descend de scène pour danser avec ce public qui ne lui aurait pas jeté le moindre regard s’il était encore cireur de chaussures mais qui, désormais, le couvre de toute son attention. Sur scène, il est le prince gitan, en hommage à son grand-père.
Depuis dix ans, Bilal fait carrière dans la chanson grâce à son mentor Michel. Il rit du fait qu’il est sûrement le seul Dom à avoir signé un contrat avec un gadjo. Il a récemment enregistré un album des chansons qui l’ont rendu célèbre lors des concerts.
Bilal se produit trois fois par semaine au Music Hall. Et, chaque soir, une fois le travail fini, il revient chez les siens dormir sous une tente, comme n’importe quel Dom.
Même si le succès lui a apporté une stabilité financière à laquelle Bilal n’aurait même pas osé rêver auparavant, cette sécurité a un prix: devoir maintenir un équilibre difficile et déchirant entre deux mondes qui se haïssent.
Si sa famille est fière de lui, Bilal est dans une situation délicate. Alors que la coutume dom requiert que le clan tout entier cesse de chanter ou de jouer de la musique après un décès, comment leur faire comprendre qu’il a une obligation contractuelle envers le Music Hall? Pourquoi ne prend-il pas le temps de chanter aux mariages de ses proches, alors qu’il trouve bien du temps pour divertir de riches gadjos ?
Bilal se retrouve non seulement accusé d’avoir renié son identité, mais sa position inédite de figure publique lui a offert l’opportunité de parler de sa communauté, au grand désarroi des Doms. Bilal veut changer la manière dont la société les perçoit, lutter contre les stéréotypes déshumanisants sur les populations nomades. Il veut pouvoir dire la vérité sur la vie des Doms, le bon comme le mauvais.
Beaucoup de Doms ne sont pas d’accord avec lui. Ils préféreraient que Bilal se taise. Moins les gens en savent sur eux, mieux c’est – qui sait d’ailleurs ce qui pourrait être utilisé contre eux ?
Michel a déjà eu un aperçu de cette peur. Alors qu’il s’apprêtait à visiter un camp dom pour voir comment il pouvait les aider, une rumeur circula chez les Doms disant qu’il était un partisan de Bashar el Assad. À son arrivée, il est accueilli aux cris de : bel rouh, bel dam, nefdik ya Bashar (nous sacrifions nos âmes et notre sang pour toi, Bashar). Il a beau essayer de dissiper le malentendu, les Doms lui disent que le camp n’a besoin que d’une chose : la bonne santé du dirigeant syrien.
Quand Bilal passe à la télévision pour parler du problème des Doms sans-papiers et de leurs conditions de vie misérables, les réactions ne se font pas attendre. Même ceux qui ont réussi en Europe et aux États-Unis appellent Bilal pour lui reprocher de donner une mauvaise image de la communauté.
Il arrive que la pression soit trop forte. Mais, malgré son contact constant avec les gadjos, Bilal ne peut pas abandonner ses origines. Il est fier d’être dom, fier de sa culture et de son peuple astucieux et travailleur. Il transmet déjà ses traditions à son jeune fils en lui apprenant le domari et en lui racontant les histoires que sa famille lui apprenait quand il était enfant.
Je dis à Bilal que sa vie devrait inspirer un film. Il rit timidement. « Pas encore. »