Les pirates à l’assaut des ondes

Des Tunisiens apprennent à fabriquer un émetteur pirate à l'hôtel Majestic
Des Tunisiens apprennent à fabriquer un émetteur pirate à l’hôtel Majestic

La Révolution n’a pas tenu toutes ses promesses de libéralisation des médias et notamment des radios. Face aux blocages institutionnels, certaines radios libres ont décidé de passer outre.

Dans le décor luxueux de l’hôtel Majestic de Tunis, cinq personnes écoutent attentivement Pete Tridish autour d’une table recouverte de composants électroniques, circuits imprimés et fers à souder. Ancien cyber-activiste, cet Américain de Philadelphie leur apprend à bricoler un émetteur de radio pirate, un appareil utilisé pour « hacher » la bande FM et s’approprier une fréquence. Les élèves de cet atelier bricolage sont membres de l’Association mondiale des radiodiffuseurs communautaires (AMARC). Des Tunisiens mais aussi des Marocains, comme Mohamed, qui travaille pour le portail Web e-joussour, ou Fatemah, une Egyptienne qui a lancé en septembre son projet de média local et citoyen.

La scène a de quoi surprendre dans la Tunisie post-Ben Ali, qui pouvait espérer une libéralisation des médias longtemps mis en coupe réglée.

La scène a de quoi surprendre dans la Tunisie post-Ben Ali, qui pouvait espérer une libéralisation des médias longtemps mis en coupe réglée. Et pourtant, force est de constater que la Révolution n’a pas totalement libéré les ondes. Avant le 14 janvier, la radio publique Radio Tunis et quatre stations privées se partageaient le marché, avec la bienveillance du pouvoir : Shems FM, Mosaïque FM, Express FM et Jawhara FM.

Cinq mois après la chute du dictateur, l’Instance nationale pour la réforme de l’information et de la communication (INRIC), mise sur pied par les nouvelles autorités, se prononçait pour l’autorisation de douze radios privées. Mais plusieurs d’entre elles n’ont toujours pas reçu la licence leur attribuant une fréquence, à l’instar de la radio La voix des mines (Sawt El Manajem) ou de Radio 6.

Dans le studio de Radio 6, une des premières radios libres du pays
Dans le studio de Radio 6, une des premières radios libres du pays

Lancée en 2007 sur le Web, cette dernière station se définit comme « le premier projet de radio libre » du pays. En raison de son ton contestataire, ses journalistes ont connu la surveillance policière, les locaux clandestins et les arrestations sommaires. Et maintenant que Ben Ali n’est plus au pouvoir, elle reste muette sur la bande FM.

« Le problème, c’est que la nouvelle législation tunisienne ne fait pas de différence entre radios commerciales et associatives. Pour obtenir une fréquence, l’ONT [l’office national de télédiffusion, nldr] réclame 120.000 dinars [60.000 euros] par an à chaque station », déplore Nozha Ben Mohamed, co-fondatrice de Radio 6 avec Sala Fourti, militante des droits de l’Homme. « C’est un héritage des lois de Ben Ali pour empêcher la multiplication des médias. » Plutôt que de payer cette somme exorbitante, l’équipe de Radio 6 a préféré diffuser en pirate depuis le 14 février 2012. Elle est aujourd’hui installée dans un petit appartement du quartier tunisois de Menzah VII et diffuse grâce à un vieil émetteur acheté en France.

Radio 6 se définit comme « le premier projet de radio libre » du pays.

Radio Kalima, elle, a préféré respecter la procédure légale. Fondée en 2008 par Sihem Ben Sedrine et Omar Mestiri, un couple d’activistes défenseurs des droits de l’Homme, elle n’a cessé sous Ben Ali de dénoncer les abus et la corruption du régime, via son site web basé à Marseille. Sa couverture de la Révolution a confirmé son statut de porte-voix des contestataires. Mais la transition a aussi apporté la professionnalisation.

Radio Kalima n’a cessé sous Ben Ali de dénoncer les abus et la corruption du régime.

Un journaliste de Radio Kalima, dans le studio d'enregistrement de la station
Un journaliste de Radio Kalima, dans le studio d’enregistrement de la station

« A l’origine, nous étions une radio communautaire. Mais après le 14 janvier 2011, pour assurer notre indépendance, nous avons fait le choix de devenir une radio commerciale », admet Omar Mestiri, son directeur. Une décision qui n’a pas pour autant permis à Radio Kalima de brûler les étapes. Convaincue de sa légitimité, elle a attendu des mois sa licence l’autorisant à émettre. Faute de moyens techniques, elle n’émet toujours pas actuellement sur les ondes hertziennes. Seule une playlist tourne en boucle sur 90.7, la fréquence qui lui a été attribuée.

Radio Kalima rêve désormais « que la Tunisie suive les exemples de l’Afrique du sud ou du Mali, où les radios associatives ne se comptent pas sur les doigts d’une main mais par centaines ».

Barrières de la législation, de l’argent… tous ces obstacles ne découragent pas forcément la jeunesse tunisienne. Najib Abidi, blogueur de 27 ans, est en passe de fonder la troisième radio pirate du pays, Radio Chaabi (« populaire » en arabe). Un statut qui convient bien à ce cyber-activiste au look baba cool et à la barbe fournie. En attendant le lancement officiel ce mois-ci de son projet, qu’elle définit comme une radio satirique et culturelle par les jeunes et pour les jeunes, l’équipe de Najib prépare les programmations et les jingles dans des locaux prêtés par Thawrah TV, la web-TV de la Révolution. Les moyens techniques sont de fortune mais l’enthousiasme est bien là. Najib rêve désormais « que la Tunisie suive les exemples de l’Afrique du sud ou du Mali, où les radios associatives ne se comptent pas sur les doigts d’une main mais par centaines ».

L’article écrit par Ghislain Fornier de Violet (avec Axel Cadieux) et publié initialement sur Medinapart.

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