Le bus et son double

En seulement six ans d’existence, l’ONG Umam/Le Hangar a réussi à faire Haret Hreik, de la banlieue sud de Beyrouth un épicentre de la vie culturelle libanaise.

Non contents d’avoir réussi à créer le premier centre d’archives du pays, ses fondateurs, Lokman Slim et Monika Borgmann, organisent régulièrement des expositions qui sont autant de coups de fouet dans la mémoire collective libanaise.

Ici, ils sauvent les archives entières de l’historique hôtel Carlton avant sa destruction; là, ils exposent les photos de centaines de disparus pendant la guerre civile, permettant au débat national de retrouver un souffle nouveau.

Leur dernier coup de maître ? Avoir retrouvé le bus de la guerre civile et l’avoir exposé dans leur hangar.

Exposition concept, « Le bus et ses doubles » est la première collaboration d’Umam entre un artiste et des archives. Pour l’occasion, Houssam Bokeili, peintre d’origine libanaise, s’est initié à la sérigraphie et Monika Borgmann à l’enquête sur carrosserie.

Interview croisée.

Est-ce que les libanais savaient que le bus de la guerre civile existait encore quelque part au Liban ?

Monika Borgmann: Pas vraiment. Je sais que dans le passé il y a eu des expositions autour du bus, mais c’était uniquement des répliques. Houssam voulait faire une exposition dans laquelle il travaillerait sur la thématique du bus scolaire. Finalement, c’est devenu le concept de l’exposition : quand le bus scolaire, symbole de l’enfance heureuse, est interrompu par le bus de la guerre, symbole collectif. Les libanais sont extrêmement divisés sur la question de la guerre civile, mais le bus est le seul symbole qui met tout le monde d’accord. Après, ils ne sont plus d’accord. Est-ce que les palestiniens à l’intérieur étaient armés ou pas, etc. Le bus, c’est le symbole officiel du début de la guerre civile. On aurait très bien pu donner une autre date de début de la guerre, il y avait de la violence avant le 13 avril 1975, mais c’est l’attaque du bus d’Ein el Rummaneh qui est devenu la date officielle.

Comment avez-vous réussi à retrouver le bus ?

Monika Borgmann: On voulait reconstruire son histoire. On a fini par trouver une interview avec le chauffeur de l’époque dans nos archives, dans un film sur la guerre civile libanaise. On s’est demandé ce qu’il était devenu. Le chauffeur était décédé mais on a pu rencontrer son fils. C’était la première fois qu’il donnait à quelqu’un le rapport de la police sur l’attentat. Parallèlement, on a trouvé le nom du propriétaire actuel du bus et son numéro de téléphone. Pure coïncidence, il habitait dans Ghobeiri, juste en face des locaux d’Umam ! Le bus, lui, était resté à la campagne, dans une prairie dans les environs de Nabatiye (sud Liban). Le bus était entièrement rouillé, il avait passé quinze ans en pleine nature sans protection.

Vous l’avez alors transporté depuis le sud du Liban jusqu’aux locaux d’Umam pour l’exposition ?

Monika Borgmann: Oui. C’était une expérience extraordinaire de le ramener du sud jusqu’à Beyrouth. Il faisait déjà nuit quand on a pris la route. On roulait avec ce bus et on se demandait ce que tous les gens qui nous dépassaient en voiture pouvaient penser ou comprendre. C’était vraiment un moment très particulier. Et quand on est arrivé ici, on s’était armés d’une grue pour lui faire traverser le mur du Hangar. Tous les gens du quartier se sont immédiatement rassemblés autour, en état de choc. Ils demandaient « Est-ce que c’est le bus d’Ein el Rummaneh ? ». Ils voulaient le toucher pour être sûrs. Une femme nous a même dit : « Mon fils est mort dans le bus ». Je suis pratiquement sûre que ce n’était pas vrai mais elle disait probablement ça dans un effort de s’approprier le bus. C’était palpable physiquement.

Quand avez-vous eu la certitude qu’il s’agissait bien du bus d’Ein el Rummaneh ?

Houssam Bokeili: C’est simple, quand on a vu la confrontation, le conflit, entre le propriétaire actuel du bus et le fils du chauffeur, il n’y avait plus aucun doute possible. Le fils du chauffeur, visiblement énervé de ne pas avoir hérité du bus, disait au propriétaire : « Mais pourquoi tu parles de mon père ? Tu ne connais pas mon père, c’est notre histoire ». Le fils regrette énormément que le bus ne lui appartienne plus.

Pourquoi n’en a-t-il pas hérité ?

Monika Borgmann: L’histoire de ce bus ne s’est pas arrêtée le jour du 13 avril 1975. Etonnamment, le bus a tenu le coup, le chauffeur — qui en était propriétaire — aussi, et il a continué à faire rouler son bus. Seulement, quelques années après le 13 avril, en avril aussi, le chauffeur gare son bus devant chez lui et le bus est touché par un obus. La femme du chauffeur a alors forcé son mari à se débarrasser de ce bus qui portait tellement malheur. Le chauffeur a accepté, l’a revendu et c’est comme ça que le propriétaire actuel du bus est tombé dessus dans un garage quelconque de Beyrouth il y a une quinzaine d’années. Il l’a acheté d’abord sans savoir qu’il s’agissait du bus d’Ein el Rummaneh puis l’a laissé pourrir dans un champ à la campagne.

Quel genre de réactions vous avez observé chez les visiteurs ?

Houssam Bokeili: Certaines personnes n’arrivent pas à croire que c’est le vrai bus. Une jeune femme m’a dit : « On m’a dit que le bus était là, et ça ne me faisait aucun effet, jusqu’à ce que je le voie ». On commence vraiment à réaliser que ça fait 36 ans. Et sa présence force à s’interroger sur le présent, le futur : la guerre, c’est fini ou pas ? Est-ce qu’on va vers un avenir mieux construit, une société plus forte ? On a aussi eu la visite de nombreuses écoles, tous les professeurs qu’on a rencontrés étaient très concernés. Parfois, quand les enfants voient le bus, ils ont peur parce qu’ils ne savaient pas qu’il était dans cet état-là, après des années dehors, rouillé jusqu’à la moelle.

Il n’y a pas de date de fin officielle à la guerre civile libanaise. Chaque année, c’est donc le jour du 13 avril que sont organisées des commémorations. Comment commémorer — sans célébrer — le début de la guerre civile ?

Monika Borgmann: On avait prévu de commencer l’exposition le 25 mars et de la finir le 13 avril, pour faire un clin d’œil. Or, Houssam, qui devait faire imprimer la sérigraphie au Caire, où il habite à temps partiel, en a été provisoirement empêché à cause de la révolution, ce qui a repoussé l’exposition de quelques semaines. Finalement, on a fait le vernissage le 8 avril. On voulait à la fois lier l’exposition à la date du 13 avril tout en restant indépendants de cette date. Je n’ai jamais aimé ouvrir le 13 avril, je n’aime pas l’idée de célébrer le début de la guerre. Parce qu’il n’y a pas de fin officielle, on ne parle que du début de la guerre. Les accords de Taef ont mis fin aux combats mais sans vraiment dire que la guerre était finie. La date n’est toujours pas claire.

Du bus au musée virtuel : que va devenir le bus du Hangar ?

Monika Borgmann: Pour l’instant, le propriétaire ne veut pas nous le vendre. Il va rester dans le Hangar jusqu’au 1er mai et ensuite on le mettra dans le jardin. Après on verra. On va aussi lancer très bientôt notre site internet, le premier musée virtuel sur la guerre civile libanaise. On veut la participation des libanais. A partir de juin, on va voyager avec ce site dans tout le Liban pour le faire connaître. On commence à collaborer avec d’autres artistes sur le thème de la guerre civile. La nouvelle politique pour le Hangar, c’est de lier de plus en plus travail artistique et archives. Nous seuls, on ne peut pas les rendre accessibles.

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